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Chroniques
Phaéton
tragédie en musique de Jean-Baptiste Lully
Dixième tragédie lyrique de Lully, Phaéton connut en son temps une fortune véritable, au delà des cercles de la cour. Il se disait alors que si Atys était l’opéra du Roi, Phaéton était celui du peuple, tant sa renommée fut grande, au point de servir à l’inauguration de plusieurs salles à la fin du Grand Siècle – Isis était celui des musiciens et Armide celui des dames, pour reprendre le résumé de cette nomenclature de réputations mentionnée dans la brochure de salle. Si le siècle des Lumières a encore régulièrement joué l’opus, son éclipse des scènes est de nos jours rarement interrompue, et l’on ne peut que saluer l’initiative de l’Opéra de Nice de faire revivre une œuvre dont l’argument – l’hybris du prince Phaéton sacrifiant tout à son désir de gloire et de reconnaissance – n’est pas dénué d’échos avec notre époque et son exploitation folle des ressources terrestres.
Pour autant, le spectacle réglé par le chorégraphe et metteur en scène Éric Oberdorff [lire notre chronique d’Akhnaten] – autre habitude d’aujourd’hui que d’inviter le monde de la danse à l’opéra, non sans à-propos dans le genre de la tragédie lyrique où l’art chorégraphique tient une place significative – ne cherche pas la facilité de la transposition actuelle. Dessinée par Bruno de Lavenère [lire nos chroniques de Don Pasquale, Lucia di Lammermoor, Philémon et Baucis, Faust, Dante, Macbeth Underworld et Peter Grimes], la scénographie décantée s’articule autour d’une tournette dont le disque rappelle le soleil, tandis que, se soulevant, celui-ci découvre, pour la consultation oraculaire de Protée, les entrailles du Destin. Tamisées jusqu’aux ténèbres, au point d’émousser parfois, en particulier dans la première partie, la lisibilité d’un jeu d’acteurs attentif aux portraits psychologiques, les lumières de Jean-Pierre Michel accompagnent les potentialités évocatrices du dispositif, à l’exemple d’un liséré le cercle astral. Les mouvements confiés aux solistes de La Compagnie Humaine se font autant miroir des affects que réponse chorale à l’antique ; ils participent d’une lecture où l’édification morale sous-jacente n’écrase pas les ressources imaginaires d’un visuel qui réussit le contraste surprenant exigé par une scène finale dans laquelle le déchaînement des éléments précipite sans gratuité spectaculaire un trépas aux confins de l’intime et du silence.
Dans le rôle-titre, Mark Van Arsdale restitue avec justesse l’impuissance d’une soif de pouvoir plus forte que son héroïsme, laissant affleurer, dans une ligne au fait du style tant musical que dramatique, un resserrement occasionnel de l’émission et une vulnérabilité auxquels la hauteur du diapason ne serait pas étrangère [lire nos chroniques d’Ali Baba et des Pêcheurs de perles]. En Théone, Deborah Cachet se distingue par une sincérité dans la sensibilité qui détaille avec finesse l’évolution des sentiments contradictoires de l’amoureuse abandonnée [lire notre chronique d’A midsummer night’s dream]. La richesse du timbre de la Libye de Chantal Santon Jeffery se révèle exempt de toute trace d’acidité et soutient une incarnation investie, rehaussant la consistance d’un personnage plus en retrait. Aurélia Legay impose une autorité presque matrone en Clymène, bien en situation, après une apparition en Astrée [lire nos chroniques du Docteur Ox, de Pollicino, Orfeo, Teseo, Thésée, Hippolyte et Aricie, Amadigi]. Gilen Goicoechea impressionne par la robustesse et la densité vocale de son Épaphus [lire notre chronique de L’heure espagnole]. Frédéric Caton affirme un Mérops souverain et solide autant que son Saturne. Arnaud Richard ne lui cède en rien en Protée et Jupiter. On applaudira enfin en Jean-François Lombard un avatar idiomatique du haute-contre à la française dans les costumes successifs de Triton, du Soleil et de la Terre [lire nos chroniques de L’Ormindo, L’incoronazione di Poppea et Te Deum and Jubilate].
À la tête de l’Orchestre Philharmonique de Nice, novice dans ce répertoire, et dont les effectifs sont complétés par les musiciens de son ensemble Les Paladins auxquels sont confiées les parties de continuo, Jérôme Correas livre la démonstration évidente que la porosité dans les pratiques musicales témoigne d’une assimilation désormais inventive des leçons de la quête de l’authenticité musicale, dont tirent également parti les interventions du Chœur de la maison. Le sens du drame et des couleurs – grâce à un saine continuité dans l’approche du jeu instrumental, la différence de lutherie ne l’accuse pas – se fait écrin pour la vitalité expressive d’une déclamation admirablement servie par le plateau. Avec ce Phaéton, l’esprit de Lully est définitivement sorti du musée.
GC