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Chroniques
Philippe Cassard ouvre une édition Edvard Grieg
Deutsche Kammerakakademie Neuss am Rhein, Min Chung
En ce bel automne les Nuits romantiques du lac du Bourget célèbrent, par une série de six concerts, Edvard Grieg (1843-1907). À commencer par un grand rendez-vous autour du Concerto pour piano en la mineur Op.16, œuvre de jeunesse (1868) des plus connues et puissantes, créée par le Norvégien il y a cent cinquante ans. À l'occasion de ce feu d'artifice en guise de première soirée, Aix-les-Bains fête aussi le retour du pianiste Philippe Cassard et d'une belle force de frappe au clavier répond l'ancien directeur artistique du festival savoyard (de 1999 à 2008) qui déjà, sous le roulement de timbale augural, descend en piqué (Allegro molto moderato) puis dialogue en toute clarté et dans un esprit assurément romantique avec la classieuse Deutsche Kammerakakademie Neuss am Rhein placée sous la direction nerveuse à souhait du jeune Min Chung. La tension de cet échange va crescendo, cependant nourrie d'une passion assagie exprimée par le piano, la flûte et le cor. Ainsi domine le sentiment de vivre les premières vagues d'une grande traversée.
Sous le climat musical de clair-obscur, de traits fort offensifs perçant un ciel de compassion presque clairvoyante, le pianiste régale d'un jeu vif, presque désarticulé et moderne par ces audacieuses fractures. Passant d'une virtuosité aussi rapide que nette à l'arrêt quasi-total, il se rengorge, remue la terre d'où sourd une cascade fracassante et, enfin, au terme du premier mouvement plein de vie, laisse autant d'écume que de brutalité. L'Adagio paraît crémeux, gâté par l'ampleur de l'orchestration. En évoquant la figure de Chopin, il mène l'assistance décontenancée plus loin encore dans l'incroyable élan vital du concerto que conclut un Allegro moderato molto e marcato dans un geste original et fabuleux. Grieg y fait danser le piano aux rythmes fous d'acrobatiques liesses paysannes (appelées Halling). Que Philippe Cassard excelle à ces jeux de mariage scandinaves (frisant ensuite le boléro avant de conclure la fête dans un calme relatif) étonne moins qu'il ne témoigne d'un concert bien préparé et grandement compris. Alors toute l'ambiance de noces semble bien évoquée et crédible : les embrassades, les yeux rieurs de petites têtes blondes, les adultes plus solennels...
Le bis vient rappeler combien de cette source coule le lyrisme de Debussy, à la sensibilité sans doute plus évidente à nos oreilles. Joué de manière presque alerte, Clair de lune renferme de bien troublantes effluves qui, au final, offrent en toute dernière impression des rêves de mendiant.
Un peu plus tôt, la Suite Holberg Op.40 (1884) rend mieux qu'un hommage au monument culturel national Ludvig Holberg (1684-1754), immense esprit de son temps, littéraire et scientifique, en Norvège. Le Prélude libère un charme fou dès la superbe attaque initiale, grâce au son merveilleux des cordes, enjôleuses et impérieuses sirènes, qui porte en ondulations un thème somptueux écrit dans le style du XVIIIe siècle. Toute aussi captivante et apaisante, la Sarabande passe en douceur comme une lumière sur la mer. La direction soignée de Min Chung extrait de magnifiques couleurs, la plus bouleversante provenant du violoncelle qui semble sécréter l'essence du baroque. Plus primesautière et classique avance la Gavotte, à l'admirable joie diffuse à travers l'orchestre, du fait d'effets de volume inouïs, peut-être comme le jeu des échos dans un fjord. Dans l'Air (andante religioso), la maîtrise orchestrale est encore plus impressionnante. La charnière entre Bach et le romantisme est réalisée comme un idéal lyrique, sur les cimes d'un Olympe musical. Une mélodie pure se répand en infimes murmures, presque un sanglot, un soupir et enfin cette dernière phrase du violoncelle, aussi poignante que les meilleures pages de Schubert. L'ample geste orchestral reprend au dernier mouvement – Rigaudon, pour convenir aux usages du siècle des Lumières, quoique peu dansant. D'inspiration sans doute pastorale, il s'agit d'un petit torrent printanier, délicat et ferme, presque idyllique, qui se replie aisément. Tout comme la Suite Holberg en général, qui se dresse tel un sommet inexploré du concertant, une bénédiction pour toutes oreilles un tant soit peu sensibles, et preuve évidente de génie de Grieg.
Au bout de la nuit, comme un cadeau de bienvenue, survient d'outre-Rhin le gardien du temple romantique, Beethoven, et, avec sa Symphonie en ré majeur Op.36 n°2 (1802), peut-être le salut des âmes… Les premiers accords attestent de l'énergie de la formation, jeune et appliquée, pour sa première venue au bord du lac, dans une performance presque surhumaine. En effet, si sous la houlette de Min Chung, la mélodie circule à merveille et par la magie symphonique, le complexe propos de Beethoven, annonciateur de la sauvagerie divine, passe comme une lettre à la poste, l'échappée romantique se poursuit en une course folle, maligne et bestiale tout au long de cet Allegro con brio gravi sous adrénaline, avec poigne et exactitude. Comme un doux rêve, le Larghetto et son thème si clair peuvent rendre songeur ; toutefois Min Chung maintient en finesse une pression dantesque. L'habileté à fondre cuivres et bois dans l'acoustique plaisante du Centre des Congrès rejoint l'ambition prométhéenne du compositeur de caresser la gloire. Ainsi dans un suspense à se glacer les sangs, l’Allegro molto est bien enlevé, sur un pas dansant avec charme et bonheur, avant le grand déchaînement final, tonique au possible, saccadé et entrelardé de violons qui subjuguent, de bois élégiaques et de solides percussions. Bien maîtrisé, dans l'effervescence et la liesse contenue, la conclusion prend la forme d'un sourire divin.
FC