Chroniques

par bertrand bolognesi

Pierre Boulez dirige l’Orchestre de Paris
œuvres de Schönberg et de Bartók

Salle Pleyel, Paris
- 21 décembre 2011
Priska Ketterer photographie Pierre Boulez, Lucerne 2011
© priska ketterer

Souvenez-vous… c’était il y a trois ans, Pierre Boulez et l’Orchestre de Paris jouaient L’Oiseau de feu (Stravinsky) pour un vaste auditoire réuni sous la Pyramide du Louvre [lire notre chronique du 2 décembre 2008] ; hier soir, réitérant une expérience probante, c’est Schönberg et Bartók qu’ils y firent sonner. L’intégralité de ce programme est reprise ce soir, complétée par un concerto pour piano (écarté du projet de la veille, l’équilibrage entre l’instrument et le tutti s’avérant malaisé, sinon impossible, dans l’acoustique de la salle des pas perdus).

Avec les quatre accords ici fort lentement posés, « distribués » pourrait-on dire, Boulez ouvre la soirée dans la profondeur de Verklärte Nacht Op.4 d’Arnold Schönberg, dans la version révisée de 1943 (l’original pour sextuor date de 1899, l’extension pour orchestre de 1917). De ces accords il donne bientôt naissance à un mouvement qu’ils ne laissaient guère soupçonner, plus alerte qu’attendu, à la fois latent et clair, lourd de sens, toujours, qui mène la nuance à grande échelle tout en s’appuyant sur des îlots chambristes d’une tendresse rare. L’avancée du climat, dramatique, voire tragique, dans un âpre lyrisme laisse goûter le rostage délicat des textures dont les moires soutenant la mélodie du premier violon (Philippe Aïche) demeurent le meilleur exemple. L’héritage romantique est bien présent, en marche vers la modernité, déjà, à travers certains choix ambigus de sonorité (après coup). Si quelques approximations des seconds violons et des altos ne passent pas inaperçues, les violoncelles, parfaitement exacts, livrent des demi-teintes aux subtils reflets d’armoise.

C’est avec le Concerto n°2 Sz.95 de 1931 que Bertrand Chamayou fait en quelque sorte son entrée dans le piano du presque aujourd’hui, en tout cas d’un hier plus récent qu’à son habitude et qui porte les germes manifestes de ce qu’on écrirait plus tard pour l’instrument. Si le jeune homme sert plus souvent Franck ou Mendelssohn, il compte à son actif des interprétations de Messiaen et, surtout, une dense année Liszt qui semblera propice à jouer Bartók aujourd’hui. Il énonce les premiers pas de l’Allegro initial dans une clarté franche dont l’aigu mystérieusement flûté bénéficie d’une saine fluidité. Tout en circonscrivant minutieusement son ambitus expressif dans l’écoute du soliste, Pierre Boulez colore généreusement les contrastes, notamment sur les sonneries musclées des cuivres. Efficace dans les traits délicats, le pianiste s’avère moins à l’aise dans les passages percussifs ; centrodonte autant qu’il se peut, son jeu manque d’aura, scellé dans une conception nerveuse qui n’atteindra pas de dimension plus vaste. Ainsi la cadence, vertement envoyée, ne sort-elle pas du heurt. En revanche, la formation parisienne se révèle plus satisfaisante que dans l’opus précédemment donné, relevant l’exécution d’un piment jouissif et de cuivres exemplaires (magnifiques trombones). Ni sèches ni onctueuses, dans une énigme indicibles, les cordes introductives du mouvement médian favorisent une entrée lumineuse du piano, ici magnifiée d’un moelleux paradoxal. Bertrand Chamayou maîtrise idéalement la dynamique, dose ingénieusement la pédalisation, au profit d’un son extrêmement raffiné. Prégnante, la lecture boulézienne use d’un tonique fentoir à définir scrupuleusement l’usage des timbres. Une gravité saisissante habite le retour des cordes, épuisant le passage dans en grand mystère. L’échevelé du dernier mouvement n’en surprend que plus ! Si les vents, et en particulier les cuivres, sont la vedette du premier, les cordes celle du deuxième, leur mariage heureux occupe l’ultime l’Allegro molto (partant que le lien s’opère dans l’omniprésence des percussions). Boulez et Chamayou en mordent la facture avec une sauvagerie organisée au formidable bondissement (de la pensée, de l’écriture, de l’interprétation, de l’écoute).

Nous entendons ensuite le Concerto pour orchestre Sz.116, écrit par un Bartók en exil et souffrant d’un mal qui l’emporterait deux ans plus tard. Il semble que Boulez refaçonne aisément le travail qu’il fit avec l’Orchestre de Paris dans le cadre d’un cycle dédié au compositeur, il y a une dizaine d’années. Ainsi s’impose l’introduction d’où sourdent rapidement des ruptures finement dosées dans le respect des équilibres. Aucun détail n’est laissé pour compte, le chef usant d’une microtomie à nulle autre pareille qui profite de chaque saveur. La deuxième partie vérifie une façon bien hongroise de n’être jamais léger en se montrant léger (si sensible en littérature, comme l’illustre Déry, entre autres, et plus encore Kosztolányi). Ses alliages timbriques sont minutieusement réalisés, dans une élégance empruntant au passé. Cette œuvre met indéniablement l’orchestre en valeur ; aussi convient-il de saluer la prestation des percussionnistes et, plus ponctuellement, un remarquable trio de bassons. Après une Elegia d’une stupéfiante hauteur de vue, Boulez « debussyse » incroyablement l’Intermezzo, même s’il en vérifie l’ancrage dansé. La rhapsodie trouve une joie mesurée, y compris à voyager dans l’ironie d’une fanfare volontairement stupide, et gagne une savante brume dans la reprise. Au jubilatoire effet d’annonce des cuivres, ici livré dans la clarté d’une Péri (Dukas), succède le frémissement fou des cordes, à l’inconcevable effervescence, dans un tempo furieux. Tout ce qu’autrefois Boulez voqua dans l’orchestre refait avantageusement surface aujourd’hui, dans cette énergie qui lui est propre, qui emporte loin et haut l’écoute.

Retransmis en direct sur les ondes, ce concert est à votre disposition jusqu’au 21 juin sur le site de l’orchestre et sur Arte Web Live.

BB