Chroniques

par david verdier

Pierre Boulez et Péter Eötvös
Académie du Festival de Lucerne

Stockhausen, Berg, Schönberg, Zimmermann
Lucerne Festival / Kultur und Kongresszentrum, Lucerne
- 11 septembre 2011
le chef et compositeur hongrois Péter Eötvös par Priska Ketterer
© priska ketterer | lucerne festival

Pour sûr, ce n'était pas une mince surprise. Pensez donc, le programme annonçait que Pierre Boulez allait diriger le trop rare Photoptosis de Bernd Aloïs Zimmermann – compositeur avec lequel le chef français entretient une relation complexe qui mêle dédain et admiration. Pour des raisons sibyllines, la première partie du programme fut attribuée au dernier moment à Péter Eötvös [photo] – personne n'oserait se plaindre de ce remplacement de luxe.

Composée en 1968 en l'espace de deux mois seulement, Photoptosis répond à une commande qui nécessita la mise en parenthèses du Requiem pour un jeune poète. Le titre est inspiré d'un terme grec qu'on pourrait traduire par l'incidence de la lumière. Le travail de Zimmermann a pour origine une source picturale très particulière, celle des surfaces monochromes d'Yves Klein installées dans le foyer du Revier Theater de Gelsenkirchen. Dans Photoptosis comme auparavant dans Tratto et Intercommunicazione, le musicien a trouvé dans ces peintures des principes communs concernant l'extension du temps et des surfaces de temps monochromes. Le travail d'orchestration est parfaitement rendu par le geste à la fois vif et détaillé de Péter Eötvös, faisant surgir les variations de surface des couleurs sonores et les interactions de timbres proliférant en rhizomes. La pièce est structurée autour d'un jaillissement crescendo et continu de la couleur sonore – une forme de grand arc chromatique de l'incidence de lumière minimum à l'incidence maximum. Toutes les mesures sont écrites à un temps, la noire à 60 définissant une sorte de « distance temporelle » parsemée de blocs de trilles de bois et de cordes. L'oreille se plaît à découvrir dans la partie centrale ce que Zimmermann appelait si joliment une « partie furtive de collages », constellée de rapprochements incongrus de citations aussi diverses que la Neuvième de Beethoven, Parsifal, Poème de l'extase de Scriabine ou encore la Danse de la fée Dragée du Casse-Noisette de Tchaïkovski. Dans le final, la virtuosité proprement ébouriffante des cuivres et des cordes fait se déployer à grande vitesse de délicieuses chaînes de trilles et de clusters.

Punkte (1952, réécritures et révisions en 1962, 1966 et 1993) appartient aux œuvres de Karlheinz Stockhausen qui ne sacrifient pas à l'exigence théorique le pur plaisir sonore hédoniste. La partition est, comme la précédente, en rapport avec une notion picturale – celle de la technique pointilliste et de la notion de reflet qui en résulte. Les points deviennent les centres de réseaux de formes et de forces dynamiques. Les subtiles variations de tempo travaillent de l'intérieur la matière du son, jusqu'à en faire des nappes d'une intensité et d'une durée plus ou moins continues, défilant à des vitesses différentes. C'est certainement la pièce dans laquelle la maîtrise des jeunes instrumentistes est mise à rude épreuve. La qualité de l'interprétation dépasse toutes les traces sonores enregistrées jusqu'alors. On se réjouit par avance de posséder une version alliant la prise de risque et la précision méticuleuse. La personnalité charismatique de Péter Eötvös est manifestement pour beaucoup dans l'investissement incroyable de l'Académie de Lucerne.

La seconde partie subit le contrecoup de cette magistrale démonstration. Étrangement, on peut même dire que la tension baisse d'un cran, faisant disparaître ce parfum d'urgence et de frénésie gourmande. La programmation participe à ce sentiment étrange d'une perspective éminemment historique – partant du principe que les noms Berg et Schönberg incarnent le répertoire le plus essentiel et nécessaire de leur époque.

Dans les Variations Op.31 (Schönberg), le geste de Pierre Boulez surprendra certainement les auditeurs les plus familiers du chef français. L'espace de la battue est désormais ramenée au strict souci d'efficience et de rendu sonore. Le flux musical qui en résulte paraît plus concentré et linéaire, avec cette construction rigoureuse du son qui n'appartient qu'à lui. L'enchaînement des timbres se libère d'une approche longtemps prisonnière d'un certain didactisme, ce qui est notamment le cas de l'esthétique de certaines prises de sons. Le sérialisme subtil s’affranchit de toute idée de fonction définie. Le geste cède au plaisir badin de certaines échelles chromatiques que l'oreille perçoit tantôt agrégées, fragmentées ou placées en miroir autour du thème central.

Dans les Trois pièces pour orchestre Op.6 d'Alban Berg, l'Académie du Festival de Lucerne se couvre à nouveau de gloire, tutoyant les sommets d'expressivité des ensembles constitués les plus avertis. Dans la vision de Pierre Boulez, cette musique résonne d'une force intime inouïe qu'on se réjouit de goûter dans toute sa modernité.

DV