Chroniques

par nicolas munck

Pierre Boulez | Le marteau sans maître
Isabel Soccoja, Utopik et Michel Bourcier

La Folle Journée / Cité des congrès, Nantes
- 1er févier 2013
Le marteau sans maître par l'ensemble Utopik
© arthur péquin

Empruntée au recueil La bonne chanson de Paul Verlaine, l’Heure exquise de René Martin, dix-neuvième édition de La Folle Journée nantaise, propose un large panorama – l’éventail chronologique est impressionnant – des musiques française et espagnole entre 1850 et 1960. Bien que donnant une large place à un « âge d’or » de la musique française des années 1870 aux années 1940, certains des choix de programmation se portent aussi vers l’après 1930 et ses figures de proue. Ainsi est-il possible d’entendre à la Cité des congrès (dans les petites salles) quelques partitions de Messiaen, Dutilleux, Ohana ou encore Boulez. À propos de ce dernier, notons toutefois que, malgré sa présence, bien encadré par Poulenc et Messiaen, sur l’affiche officielle de La Folle Journée, sa musique ne sera donnée qu’à quatre reprises : deux versions du Marteau sans maître, une seule et unique version de la Sonate n°2 pour piano (sous les doigts de Florent Boffard) et de la Sonate n°1 formidablement mise en perspective dans un excellent programme pianistique réunissant, dans un double jeu de rapport à l’histoire et d’innovations langagières, les musiques de Messiaen, Boulez, Leroux et Dufourt. Enfin, il ne semble pas anodin de préciser qu’une conférence de la musicologue Corinne Schneider (chef du département de Musicologie et Analyse du Conservatoire de Paris) fut consacrée à la notion de virtuosité dans la démarche compositionnelle de Pierre Boulez (avec le renfort de très belles sources et entretiens réalisés pour France Musique).

Déjà suivi par Anaclase – rencontres avec les compositrices Betsy Jolas [lire notre chronique du 13 mars 2008] et Kaija Saariaho [lire notre critique du DVD], l’ensemble Utopik, fondé en 2004 à Nantes, n’en est pas à son coup d’essai dans l’interprétation du Marteau sans maître. Cette exigeante partition, intégrée à deux programmes réguliers de l’ensemble (séries Boulez/Char et Boulez/Berio), fut en effet donnée en concert à sept reprises dans des lieux aussi divers que le Musée de Beaux-arts de Nantes (2005), Le Tambour (Université de Rennes II, 2006) ou encore dans le cadre du festival Aspects des musiques d’aujourd’hui (Caen, 2006).

Invité une nouvelle fois par René Martin (nous nous souvenons du programme Busoni/Schönberg/Strauss proposé en 2011, édition Les Titans), l’ensemble soutient l’idée, ô combien judicieuse, d’offrir une présentation de l’œuvre à ses auditeurs. C’est Michel Bourcier (directeur musical d’Utopik et diplômé de la classe d’analyse de Claude Ballif au Conservatoire de Paris) qui se prête à l’exercice. Loin d’être inutile, ce moment de prise (ou reprise) de contact avec l’œuvre se révèle d’autant plus pertinent que, datée et faisant partie du répertoire, cette partition décontenance toujours le public. Probablement constituée d’aficionados du répertoire boulézien, mais aussi de mélomanes curieux (ce qui est encourageant), la salle écoute avec beaucoup d’attention les quelques clés suggérées par le maître de cérémonie. Après une présentation générale de la pièce et du compositeur, Michel Bourcier, clair et pertinent pédagogue, met en lumière, à l’aide d’exemples musicaux appropriés, quelques procédés et techniques d’instrumentation, échafaudages de la pièce, détails des différentes étapes dans l’agencement du matériau, ainsi que la portée symbolique (métaphore de l’acte créateur) de la poésie de Char.

Insistons également sur le fait que la brochure de salle comporte une brève notice de programme (rédigée par Michel Bourcier), ainsi que les poèmes de René Char ici commentés. Le pédagogique se propage donc au delà du concert.

À la clarté de la présentation répond une prestation musicale de belle tenue. Outre l’efficacité de la direction, on notera une parfaite adaptation à l’acoustique d’une petite salle (cent-vingt places) non initialement pensée pour le répertoire de musique de chambre (encore moins pour celui de Boulez). Il est par ailleurs fort agréable de constater la complicité musicale d’un ensemble qui a déjà bien « rôdé » cet opus. Qualité d’articulations, équilibre, cohésion et synthèse sont donc de mise. Très active dans le champ de la création et ayant eu l’occasion de travailler auprès de compositeurs tels que Stockhausen, Berio et bien sûr Pierre Boulez, le mezzo-soprano Isabel Soccoja [lire nos chroniques des 13 avril 2003 et 17 juin 2005] fascine par une maîtrise sans faille et un recul vis-à-vis de la partition. Il s’agit là d’une fort belle version.

Avec cette forme de concert, Utopik prouve la nécessité de ses actions et de son existence. Si l’on pourrait croire que son utopie la plus irréaliste réside dans l’accueil de compositeurs d’aujourd’hui, elle est tout aussi idéaliste dans la diffusion de grandes pages du répertoire du XXe siècle. Certes, la musique de Boulez a fait son apparition à La Folle Journée, mais la part du public qui s’y confronte (par goût ou curiosité) reste infime. L’édition 2013 est un succès public indiscutable (93% de fréquentation, 145.000 billets vendus), mais ne pourrait-on pas considérer qu’un public de six-cent vingt personnes (si l’on cumule les trois concerts jouant Boulez) est un peu juste pour des œuvres incontournables et emblématiques ? N’est-il pas possible de l’intégrer dans un programme – parfaitement justifiable musicalement – aux côtés de Debussy, Ravel et autres grandes figures « tournant de siècle » ? Quoi qu’il en soit, remercions les quelques acteurs qui dans cette Heure exquise ont œuvré à la diffusion d’une musique que l’on souhaiterait plus présente.

NM