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Chroniques
Pierre Boulez | Pli selon Pli
Barbara Hannigan, Académie du Festival de Lucerne
Une quinzaine de jours après Berg et Schönberg [lire notre chronique du 11 septembre 2011], Pierre Boulez transmet aux jeunes gens de l’Académie du Festival de Lucerne (au fil d’une tournée européenne) l’une de ses partitions majeures : Pli selon Pli. Avec ses trois Improvisations sur Mallarmé de facture chambriste et les deux mouvements conçus pour un effectif plus développé, ce grand cycle étale copieusement sa progression sur plusieurs années, l’inspiration mallarméenne s’affirmant bientôt d’une importance comparable aux interprétations de René Char dans l’univers boulézien. Lorsqu’il rencontre la poésie de Mallarmé en 1946, le jeune Boulez (vingt-et-un ans) est fasciné par son formalisme extrême et par l’incessante transformation qu’elle fait de son matériau. Il écrit la première Improvisation en 1957. Cinq ans plus tard naît Une dentelle s’abolit (Improvisation II) ; puis viendra À la nue descendante tu (Improvisation III). Outre de s’enrichir de ces nouvelles parties au fil du parcours du musicien, Pli selon Pli, ainsi constitué, connaîtra de nombreux remaniements, jusqu’à s’ouvrir avec Don, vaste prologue orchestral, et s’achever en Tombeau.
S’il est désormais convenu de dire qu’avec Pli selon Pli Boulez renouait avec la sensualité du son et le lyrisme, le concert d’aujourd’hui confirme aisément l’idée reçue. Après le choc du fameux accord d’ouverture, le grand geste orchestrale exempt de toute tension apparente se déploie dans une respiration énigmatique à peine ciselée en grand suspense par les cordes pincées, prémonitoires de l’emploi du cymbalum (présent dans les opus plus tardifs). La voix de Barbara Hannigan prend son envol dans l’aura étonnante des métallophones. Le soprano conjugue souverainement puissance incantatoire et aptitude instrumentale, dans un impact parfaitement souple. Alors, plus encore se révèle la dimension sacrée de l’élan mallarméen qui féconde une musique rituelle qui n’a pas fermé les oreilles à celle de cultures éloignées.
À parler de transmission, comme l’amorçait le paragraphe introductif de cette chronique, il n’échappera pas à l’auditeur qu’encadrer chaque pupitre de cet orchestre d’étudiants par les solistes avisés de l’Ensemble Intercontemporain peut garantir une approche de l’univers boulézien de l’intérieur, pour ainsi dire, partant que le compositeur les dirige. Aussi cette façon de faire n’est-elle pas si répandue et mérite qu’on en souligne l’intérêt et, sinon l’efficacité immédiate, la probable fécondation dont vraisemblablement les fruits s’exprimeront dans quelques temps.
Proche de la Notation IX pour piano dans le recours récurrent à certains traits crument piqués, Improvisation I bénéficie d’une approche tonique et posément articulée, soignant les timbres et la clarté de la structure. Si le souvenir de l’exécution parisienne de 2000 (Cité de la musique, avec Valdine Anderson) put laisser penser dans Don que la présente s’annonçait moins dynamique, Le vierge, le vivace et le bel aujourd’hui contredit cette impression. L’attaque d’Une dentelle s’abolit distribue sa déflagration dans l’espace-orchestre, générant une fascinante volée campanaire en partage. Le soprano surprend par l’aisance d’un chant qu’il laisse supposer rendu « naturel » (avec des guillemets : l’on sait bien qu’aucun naturel n’entre là). À la nue accablante tu oppose vigoureusement les virevoltes des bois et de la voix aux sècheresses des cordes et des percussions, dans une faconde qu’on pourrait dire « sur-ornementale », jusqu’en ces frottements intervallaires entre guitare amplifiée et mandoline qu’une oreille du XXIe siècle entend de couleur spectrale (non d’esprit, cela va sans dire).
Et c’est dans Tombeau que l’indicible sensualité traverse la teinte instrumentale comme le mélisme vocal d’un unique vers. Le ton s’épaissit, s’enfle, presque dramatique, laissant s’abattre tout un monde dans l’indicible brutalité du dernier accord auquel se colle le souffle de « la mort », d’une droite imperfection dont destabilise le paradoxe. Calme et silence après un grand moment où l’on aura noté çà et là quelques maladresses techniques, il est vrai, mais dont l’écrasante présence, la prégnance du penser comme du ressentir, bouleversent une salle comble qui ovationne Barbara Hannigan avec enthousiasme, les jeunes gens de l’orchestre avec bienveillance, les membres de l’EIC avec complicité et Pierre Boulez en grand respect.
BB