Chroniques

par david verdier

Pierre-Louis Dietsch | Le vaisseau fantôme ou Le maudit des mers
Richard Wagner | Der fliegende Holländer

Opéra royal, Château de Versailles
- 21 mai 2013

Cinq cent francs, c'est le prix payé en 1841 par Léon Pillet, directeur de l'Opéra de Paris, à Richard Wagner pour son esquisse française du Vaisseau fantôme. Si la somme permet au compositeur de payer ses dettes, il doit en revanche accepter que le livret soit finalement rédigé par le beau-frère de Victor Hugo, Paul Foucher, et la musique signée par Pierre-Louis Philippe Dietsch, chef de chant à l'Académie royale de musique. Ces péripéties mondaines marqueront pour Wagner la fin des espoirs de son premier séjour parisien. L'opéra de Dietsch ne dépassa guère une dizaine de représentations et ne connut pas un succès démesuré, principalement en raison de la mise en scène qui, pour des raisons de coût, refusait de montrer le fameux vaisseau.

Les réactions de l'époque font sourire l'auditeur de 2013. On lit dans la Revue et Gazette musicale que « la musique de M. Dietsch et marquée au coin de l’étude et du savoir ; elle a un parfum de distinction, de bon goût, d’élégance, et ne manque pas de teintes vigoureusement touchées ». Même si le sens de ses mots est à mesurer avec une importante distance stylistique, on s'interroge sur le projet de Marc Minkowski de donner l'intégralité d'une œuvre réduite aujourd'hui à un intérêt documentaire. En mettant sur le compte des célébrations du bicentenaire de la naissance de Wagner cette double soirée Dietsch-Wagner, on prend le risque de renvoyer à l'oubli une partition qui n'aurait jamais mérité d'en sortir.

Musicalement, la texture est pétrifiée dans une écriture ultra-conventionnelle. Les meilleurs moments sont rares et ne dépassent guère les lointains échos de Freischütz et Euryanthe. On croise également les fantômes de Meyerbeer et Halévy, quand prolifèrent inutilement les atermoiements menant aux inévitables duos éplorés. L'Ouverture est prometteuse mais s'installe dans un décorum inutile. Les ariosos en molles pirouettes peinent à faire oublier le niveau anecdotique et très sulpicien du livret. L'ouvrage finit par plonger rapidement dans l'ennui, compte tenu de la longueur des hostilités (cent minutes, tout de même).

La résurrection de ce fantomatique Vaisseau aurait gagné à passer par une présentation d'extraits choisis (éventuellement commentés) pour permettre de saisir au plus près les options de Dietsch et de Wagner. La proximité étroite entre les deux intrigues justifiait cet éclairage qui sans doute aurait amoindri la faiblesse de la première partie comparativement à la seconde. Dans cette soirée-marathon, Le vaisseau fantôme ou Le maudit des mers sert malheureusement de faire-valoir au fliegende Holländer. Le projet du Palazzetto Bru Zane (Venise) de réhabiliter la musique française romantique mérite d'être salué en ce qu’il permet d'entendre ces partitions si différentes dans les conditions d'écoute de leur création, notamment en ce qui concerne les instruments anciens.

Dans l’opéra de Dietsch, le Hollandais est un Suédois volant, au nom pittoresque de Troïl (une hérésie de diérèse !). Senta y est changée en Minna (diminutif de Wilhelmine Planer, première épouse de Wagner, sans doute un clin-d'œil qui aura échappé aux librettistes français), Erik en Magnus, Daland en Barlow, etc. Ces modifications de patronymes trahissent l'influence des sources romantiques (dont Walter Scott et James Fenimore Cooper), ce qui n'est pas sans conséquence sur la place importante accordée à l'héroïne. Pas de ballade ici, mais une virtuose cantilène qui rappelle l'influence de l'opéra italien sur les scènes de 1840. La Britannique Sally Matthews ne manque pas d'engagement, mais l'étrange sabir qui émerge d'une ligne à l'impact assez flou contraint à suivre attentivement le livret. Face à elle, le Troïl atone de Russell Braun ne donne guère envie de se sacrifier dans les flots. Le Magnus de Bernard Richter est plus séduisant et n'a pas,contrairement à ses habitudes, à jouer des coudes pour s'imposer. Le remplacement à la dernière minute d'Eric Cutler par le jeune Julien Behr est plutôt une bonne nouvelle.

Dans Wagner, le jeu de chaises très musicales se poursuit avec le même Julien Behr propulsé au grade de Pilote et Bernard Richter chantant Erik – pardon : Georg, car nous sommes dans la version parisienne du Vaisseau fantôme (1841). Pas de Daland non plus, mais un Donald. Pour le reste, les différences repérables avec la version de Dresde sont de l'ordre de l'infinitésimal. Les Musiciens du Louvre Grenoble ne sont pas vraiment équipés pour cette traversée menée toutes voiles dehors par un Marc Minkowski assez désinvolte dans son geste et pas toujours disposé à organiser la pâte sonore d'une manière cohérente. Les chanteurs de l’Eesti Filharmoonia Kammerkoor sont les premiers à faire les frais de ces imprécisions de battue. Les voix semblent constamment sur la réserve, comme intimidées par l'enjeu et le peu de projection. Les cors récalcitrants plombent régulièrement les scènes les plus difficiles et, par contraste, les cordes donnent le change avec un brio relatif – notamment l'assise étonnante fournie par un pupitre de contrebasses réparti de part et d'autre de la scène en deux groupes symétriques. La petite harmonie est menée de main de maître par le hautbois (et cor anglais) d'Anne Chamussy, véritable centre de gravité autour duquel s'agrège les autres pupitres.

La prestation du soprano suédois Ingela Brimberg donnerait presque raison à la version Dietsch d'accorder plus d'importance au personnage de Senta. On a rarement entendu une ballade aussi inspirée, d'un volume et d'une assurance quasi-magnétique. L'Opéra royal se mue en un petit Bayreuth, l'espace de quelques aigus dardés dont les stucs de l'Ancien régime se souviennent encore. Le Hollandais de Vincent Le Texier joue sur le registre fragile et mélancolique, notamment dans l'entrée en scène. Les couleurs fuyantes ne parviennent pas à se fixer sur des changements de registres trop instables. En comparaison, Mika Kares (Donald-Daland) et Bernard Richter (Georg-Erik) rayonnent d'une manière outrageuse et empiètent sur le modeste navigateur maudit. Un enregistrement se prépare, avec Evgeny Nikitin dans le rôle-titre (seul vrai bon prétexte à un tel projet).

DV