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Chroniques
Pierrot lunaire
spectacle de l’Ensemble Musica Nigella
« En musique, écrit Charles Rosen, la perte de la tonalité introduisit une profonde perturbation – alors même que, rétrospectivement au moins, toute l’histoire musicale du XIXe siècle semblait y conduire –, mais nous avons appris à prendre plaisir au phrasé passionné de Schönberg et Berg » (Aux confins du sens, Seuil, 1998). Tandis que ses premières œuvres sont marquées par un romantisme finissant (Wagner, Strauss), l’auteur de Verklärte Nacht (1902) – un scandale entièrement musical, celui-là, une décennie avant Le sacre du printemps (1913) –, s’avance vers la dissonance et le sérialisme.
C’est dans une période transitoire et sur la demande de l’actrice Albertine Zehme (sa dédicataire) qu’Arnold Schönberg (1874-1951) s’attelle à Pierrot lunaire, créé le 16 octobre 1912 (Berlin). Comme il le confie à Kandinsky, il n’a « aucune nécessité profonde » de choisir vingt-et-un poèmes d’Albert Giraud (1860-1920) – symboliste belge que sa défense de l’art pour l’art conduisit même à se battre en duel. Avec l’expérimentation du Sprechgesang, c’est bien sûr les combinaisons virtuoses entre six instrumentistes qui l’intéressent. Darius Milhaud se souvient d’avoir entendu le compositeur diriger l’œuvre en 1921 : son interprétation différait fort de la sienne puisque « les éléments dramatiques ressortirent plus brutaux, plus intenses, plus frénétiques ». Mezzo-soprano soyeux, Marie Lenormand manque souvent de mordant et d’impact pour rendre émouvante son interprétation.
Avec trois autres manipulateurs drapés de noir, le metteur en scène Jean-Philippe Desrousseaux nous plonge avec distanciation dans l’univers du bunraku (théâtre de marionnette japonais du XVIIe siècle) et un climat érotique et cruel inspiré par Giraud. Pierrot y est épris de Colombine, une geisha qui ne parvient pas à repousser les assauts de Cassandre, un vieux libidineux, tandis que lui-même est harcelé par une vieille maquerelle (« la duègne […] vient guetter Pierrot dont sa chair est éprise »). Le suicide de la jeune femme rend le poète fou de douleur puis de rage. Le sang coulera encore deux fois avant le retour d’une paix printanière. À l’avant-scène, trois socles mobiles servent à faire évoluer le pantin, « représentation railleuse mais fidèle de l’humanité », entre deux acrobaties aériennes.
En prélude, on put déjà goûter aux qualités de l’Ensemble Musica Nigella (fondé en 2010) et de son directeur artistique, Takenori Nemoto, dans le superbe Vierzehn Arten, den Regen zu beschreiben Op.70 (Quatorze manières de décrire la pluie). Ce quintette en hommage à son maître Schönberg est composé en 1941 par Hans Eisler (1898-1962), durant son exil étatsunien, afin d’accompagner Regen (1929), court-métrage abstrait signé Joris Ivens (1898-1989). Hélas, c’est aujourd’hui le travail japonisant et rapidement kitsch du vidéaste Gabriele Alessandrini qui est proposé à nos yeux, en un large bandeau au-dessus de l’estrade des musiciens. Mais chacun pourra se faire sa propre idée lors de la reprise à l’Athénée-Louis Jouvet (Paris, du 24 au 31 mars).
LB