Recherche
Chroniques
Pinocchio
opéra de Philippe Boesmans
« C'era una volta...
– Un re!, diranno subito i miei piccoli lettori.
– No, ragazzi, avete sbagliato. C'era una volta un pezzo di legno. »*
Pour ouvrir de la sorte son fameux roman Le avventure di Pinocchio, storia di un burattino (Les aventures de Pinocchio, histoire d'une marionnette), publié à Florence en 1883, Carlo Collodi pourrait voir son nez s'allonger tant son personnage principal règne aujourd'hui dans l'imaginaire collectif en inspirant même, chaque année ou presque, une grande œuvre de portée internationale au cinéma ou à l'opéra [lire nos chroniques des ouvrages de Lucia Ronchetti et de Jonathan Dove]. Ainsi le soixante-neuvième Festival d’Aix-en-Provence s'ouvre-t-il avec un tout nouveau Pinocchio, commandé à des artistes récidivistes du grand rendez-vous lyrique : le dramaturge Joël Pommerat retrouve en effet le compositeur Philippe Boesmans pour adapter sa propre pièce éponyme de 2008.
Fidélité respectueuse au récit de Collodi, rendu avec un soin linéaire au fil des vingt-trois saynètes, et théâtralité fondamentale, réfléchie et presque totalitaire sont les maîtres-mots pour caractériser cette expérience. Poussive et décevante pour certains, en tout cas originale, elle contient des ambiances variées et souvent prenantes, aux élans debussystes peut-être, et soutient la gageure de s'adresser aux petits comme aux grands, pendant près de deux heures.
Cultivant la sombre atmosphère générale de mystère, c'est d'abord un bonheur de trouver une véritable petite ouverture, poétique, traversée d'échos entre piano et flûte, porteuse d'une mélodie filée d'un instrument à l'autre, empreinte de douceur puis de soubresauts. Comme une preuve (superfluité toute bienvenue pour son septième opéra en date) du savoir-faire de Boesmans [lire nos chroniques de Reigen, Julie et Yvonne, princesse de Bourgogne], bien ajusté à un orchestre de dix-neuf musiciens, le très juste Klangforum Wien dirigé par Emilio Pomarico.
Ensuite, prologue et épilogue accordent une place centrale à un maître de cérémonie d'un intérêt tout théâtral, ajoutant au conte diction très rapide et souvent détaillée, mise en contexte (pieux serment de vérité), narration longuette et quelques traits d'esprit. Il se présente comme un directeur de troupe, rôle choyé, conçu comme essentiel, « qui est comme le véritable metteur en scène et qui prend en charge le récit originel et le réinterprète à sa manière », explique Pommerat dans la brochure de salle.
Par-delà la signalétique un peu obligée du théâtre parisien actuel (sol nu et fond noir), la scénographie d’Éric Soyer, riche en trouvailles, réserve de superbes moments aux coins des mésaventures du pantin – par exemple, quand l’initiale bûche magique naît d'un arbre brisé par une tempête. Ce grand, beau choc, aussi lumineux que silencieux, est accompagné notamment du charme d'un saxo joué par l'un des trois compères musiciens sur scène, adeptes des échappées jazz ou tsiganes. Autres merveilleux jeux de lumières, dans le ton noir et blanc encore, pour le nocturne au champ (à la recherche de l'argent enfoui) et, surtout, dans l'instant de grâce suivant, introduit par ce curieux sésame : « il ne se passait rien ». Le ciel s'affole en vidéo, quelques oiseaux passent au ralenti et rient dans nos oreilles ravies par un somptueux tour musical du côté de Pelléas et Mélisande. Formidable récréation que ces quelques minutes à part, libérées du cahier des charges, des attendus et des passages obligés que réserve la longue lecture dirigée de Pinocchio...
La trame rigoureuse ménage également à la musique quelques espaces créatifs : montée de suspense en traçant le destin du père, chaleur humaine pour le présenter timide et esseulé, puis son pantin désarticulé, tristesse et mélancolie d'une chanteuse éméchée dans un cabaret (substitut du théâtre de marionnettes pensé par Collodi)... Tout est dit en une langue musicale variée mais commune, touchante et sensible, par le compositeur enclin au fantastique léger, audacieux clins d’œil inclus (au Mignon d'Ambroise Thomas ou à la littérature de Dante).
Et qui va sur ce chemin plus scénique et littéraire que lyrique et dramatisé ?
Le soprano Chloé Briot compose un être de nerfs et de lueurs, héros vénal, Pantin affamé au look gothique ado’, tandis que le baryton-basse Vincent Le Texier prête au Père puis au Maître d’école un chant grave, rond et émouvant. Plus osé et élancé, le ténor Yann Beuron est tout particulièrement remarquable dans le rôle du Marchand d'ânes. Le mezzo Julie Boulianne brille, quant à elle, sur deux tableaux bien différents, en tant que fille perdue (Chanteuse de cabaret) dans du Dante avec un bon accent allemand et, surtout, de manière encore plus personnelle, dans la peau agitée du très Mauvais élève exemplaire. La plus belle voix, dans l'habit le plus élégant (mais encore d'une classe sobre, œuvre de la costumière Isabelle Deffin), appartient au soprano Marie-Eve Munger, qui s'affirme d'entrée à la hauteur stratosphérique, mais encore humaine, du rôle de la Fée.
Enfin, en campant quatre personnages consistants, Stéphane Degout réussit dans tous les registres. Comédien très sollicité ici, grand artiste lyrique contemporain, le baryton aventurier rappelle aussi son excellent Pelléas sur cette même scène l'été dernier [lire notre chronique du 16 juillet 2016], sans craindre d'endosser cette année une charge éthique rarement déclarée sur une scène d'opéra – l'incontournable Directeur de troupe, c'est lui !
*« Il était une fois...
– Un roi !, diront de suite mes petits lecteurs.
– Eh bien non, les enfants, vous vous trompez. Il était une fois un morceau de bois. »