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Chroniques
Présences Tristan Murail – épisode 11
Samir Amarouch, Jonathan Harvey, Jean-Luc Hervé, Tristan Murail
En douze concerts consécutifs, donnés du mardi au dimanche et précédés d’un numéro zéro pour lequel Julien Leroy dirigeait les étudiants du CNSMD de Paris (le 5), la trente-deuxième édition de Présences a révélé une grande et belle activité, plutôt suivie par le public, avec une jauge générale de fréquentation de soixante-quinze pour cent, ce qui rassure, en temps de Covid-19 même moribond, quant à l’intérêt porté sur l’aujourd’hui artistique – on se souvient toutefois d’un antan où l’événement offrait l’accès gratuit aux concerts : une file de mélomanes s’étirait jusqu’au dehors. Il s’agissait encore de la version longue de Présences, occupant la maison ronde pendant deux semaines et trois week-end. Réduit à deux week-end et une semaine il y a quelques années, six jours doivent désormais suffire au déploiement du festival de création de Radio France, son contenu étant dès lors souvent amené à déborder, comme le démontrèrent les rendez-vous d’hier et ceux d’aujourd’hui – le huitième dura près de deux heures trente, le onzième deux heures vingt, de même que le dernier, ce qui semble déraisonnablement copieux. Les soirées symphoniques de la fin du XIXe siècle ne se montraient guère avares, il est vrai, l’époque non encore investie par ce que l’on appellerait la nouvelle cuisine… mais, sans regarder de haut la musique qui s’y jouait, reconnaissons qu’elle ne sollicitait que rarement mêmes concentration et disponibilité d’écoute.
Depuis sa disparition en 2012, Jonathan Harvey n’est guère à l’honneur des concerts, il faut le reconnaître – et c’est dommage [lire nos chroniques de Mythic Figures, Quatuor n°4, Curve with plateau, Run before Lightning et The Annunciation] ! Créé par John Carewe et Fleming Vistissen le 23 septembre 1988, à la tête du Rundfunk-Sinfonieorchester Saarbrücken in loco, ses vastes Timepieces pour orchestre et deux chefs, dédiées à la mémoire de Serge et Nathalie Koussevitzky, gagne à l’instant la scène française. Le titre renvoie au terme anglo-saxon qui désigne horloges et montres, ce qui place l’œuvre au cœur d’une des préoccupations majeures du compositeur britannique tourné vers les philosophies orientales – nous l’avions rencontré à propos de Wagner Dream, son opéra [lire notre entretien]. À l’aide de deux chefs, Harvey réalise « la désynchronisation de l’orchestre autour de deux temporalités », selon Clara Muller (brochure de salle). Débuté dans un mystère plutôt sobre, l’opus, qui bénéficie de l’approche soignée de Brad Lubman et Edo Frenkel aux pupitres de l’Orchestre Philharmonique de Radio France, libère bientôt des fanfares inattendues, héritées de chants d’oiseaux de Messiaen, et superpose de puissantes vociférations, le résultat se colorant de ces confrontations de strates sonores autrefois chères à Charles Ives. Cependant, un geste orchestral calme, voire soyeux, et permanent y avance souterrainement, quels que soient rythmes, frottements et insolites sonneries instrumentales.
Autre nature est la réponse de Jean-Luc Hervé à la commande de Radio France. Conçu pour orchestre et dispositif électronique, il requiert les bons soins de l’équipe du CIRM, centre national de création musicale de Nice associé pour la troisième fois à l’édition 2022 du festival. « La nature a toujours été un modèle dans mon travail », explique le compositeur (notice de l’œuvre), « pour moi, elle ne se réduit pas à un décor, à un paysage bucolique, agréable et accueillant. Ce n’est pas non plus la nature des romantiques, qui n’est que le miroir de nos émotions. Il s’agit d’une autre nature, plus proche des visions animistes ou totémiques du monde, parcourue d’énergie, habitée par les multiples présences vibrionnantes qui nous entourent, et avec laquelle nous formons la communauté des vivants […] Il s’agit de la naissance et du développement génératif d’un matériau sonore qui se colore et s’amplifie à travers des formes et des rythmes organiques ». Avec son armada d’émetteurs égaillée dans les rangs, cette page, dirigée par Brad Lubman [lire nos chroniques du 22 mars 2006 et du CD Christophe Bertrand] à la battue duquel est confié la suite du concert, investit l’auditeur par une inhabituelle proximité que, dans une réalisation moins concluante, nous avions éprouvée avec le Quatuor à cordes [lire notre chronique du 9 septembre 2018].
Passé l’entracte, nous retrouvons Samir Amarouch [lire notre chronique d’Electronica 1] dont hier soir nous applaudissions le délicat Analogies. Donné en création mondiale, Ensauvagement témoigne assurément du chemin parcouru ces quatre dernières années par un musicien qui affirme cette fois une facture moins timorée, s’inscrivant nettement dans sa génération. Le projet d’Amarouch est de développer « l’idée de l’irruption du sauvage dans l’espace considéré comme domestique. Terrifiant et fascinant, le sauvage nous échappe toujours en ce qu’il est impossible à apprivoiser ou à maîtriser […] il questionne notre capacité d’action et d’engagement face à l’oppression » (notice). Par divers vrombissements savants, de frustres jeux de souffle et autres respirations au service d’une expressivité exaltée, Ensauvagement dépasse ses propres atours onomatopéiques, de l’opiniâtre et fébrile pantoiement échassier desquels émerge une personnalité artistique à suivre.
Évoquée hier après-midi à propos de la première de deux pages en solo, une nouvelle idylle pianistique marque la créativité de Tristan Murail depuis les années dix de notre siècle. Après Le désenchantement du monde, premier concerto pour piano et orchestre vaillamment défendu par Pierre-Laurent Aimard [lire nos chroniques du 14 septembre 2012 et du 6 mars 2015], le compositeur-phare de Présences 2022 a « cherché à faire quelque chose de totalement différent […] quelque chose de plutôt gai, fantaisiste, féérique ! », confie-t-il à Gaëtan Puaud (in Tristan Murail, des sons et des sentiments, Éditions Aedam Musicae, 2022). Cette désultoire impulsion mène à L’œil du cyclone, indiqué fantaisie-impromptu – dans un souvenir potentiel de Chopin, donc. Dans le sillage du début d’Impression, soleil levant, découvert hier sous les doigts de François-Frédéric Guy qui crée encore le concerto ce soir, l’œuvre est lancé par l’aigu du piano dont un triangle magnifie le cristal. La transparence indicible de l’écriture des timbres le dispute à une conception plus monochrome de l’instrument solistique dont les tendres phrasés n’ont cure de quelque aspérité, bien au contraire. Après l’éclaboussure coloriste, typique du rochet spectral, la phase contemplative qui s’ensuit, initiée par des traits de violoncelle, de flûte et de violon à la désuétude singulière et savoureuse, fait office de mouvement médian du concerto. Les cloches en rehaussent l’élégie. À l’extinction du retour de la subtile humeur chambriste de ce chapitre succède le rappel des premiers pas, piano et triangle, volière plus développée dans l’écho de laquelle prend naissance le grand geste lisztien de l’ultime partie, caractérisée par une tonicité spectaculaire. Dans la suspension résonnante de sa grandiloquence surgit une cadenza soliste dont la virtuosité se conjugue bientôt à un déferlement général. À l’issue d’une grimpée dans les hauteurs du clavier, il revient au liminaire cristal piano/triangle de conclure, vingt-neuf minutes plus loin, ce qu’il avait engagé.
Après la fort belle naissance de L’œil du cyclone, cette édition de Présences – elle compte quatre créations françaises et vingt-sept créations mondiales, parmi lesquelles vingt-trois commandes de Radio France [lire les épisodes 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9 et 10 de notre feuilleton] – s’achève par le présent que Pierre Charvet, délégué à la création musicale de la maison, remet au soliste, au chef et au compositeur, d’un disque vinyle gravé en trois exemplaires durant le concert. Voilà qui est bien sympathique ! Rendez-vous en 2023 avec la compositrice Unsuk Chin.
BB