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Chroniques
Présences Tristan Murail – épisode 4
PORTULAN – création de …Les jours heureux… de Tristan Murail
Le quatrième rendez-vous de cette édition 2022 de Présences consacrée à Tristan Murail [photo] permet d’entendre, avec la commande conjointe de Radio France et de l’ensemble L’itinéraire, donnée en création mondiale, l’ensemble du cycle Portulan que le compositeur français a conçu comme une « autobiographie par métaphores » [lire notre chronique du CD]. La présentation de l’intégralité du recueil – s’il évoque les cartographies marines, le titre est aussi celui d’une œuvre poétique de son père Gérard Murail – implique par ailleurs une recomposition du puzzle dans un ordre plus narratif ou évocateur que chronologique. La succession des neuf épisodes (pour formation à géométrie variable) est déclinée dans une pénombre scénographique réglée par Christophe Forey qui contribue à l’immersion dans l’intimité de l’imaginaire musical.
Le premier numéro, Seven lakes drive (pour flûte, clarinette, cor, violon, violoncelle et piano) créé à Messiaen au pays de la Meije en 2006, esquisse un paysage inspiré par la vastitude étasunienne où alternent des moments contemplatifs annoncés par des appels du cor et d’une gamme descendante au piano et des intensifications plus dynamiques où les timbres se mêlent avec une vélocité contenue sous la houlette de Mathieu Romano qui déjà dirigeait le cycle à ce pupitre il y a quatre ans [lire notre chronique du 7 février 2018]. Commandé par l’ensemble Pärlor von Svin de Stockholm en 1999, le plus ancien volet de l’opus, Feuilles à travers les cloches (flûte, violon, violoncelle, piano) intervertit, dans son titre, un Prélude de Debussy, et distille une lenteur onirique, avec des effets de bruissements suggestifs dans la trame pointilliste superposant des bribes instrumentales. Porté sur les fonts baptismaux par le Nieuw Ensemble à Amsterdam en 2011, Dernière nouvelles du vent d’ouest prolonge la référence, explicite, aux Préludes de Debussy, et fait miroiter des glissandoset des scintillements desquels émergent des esquisses de thèmes au cor, nimbées dans des intermittences de souffles murmurants, comme une image de l’inconstance de rafales domestiquées par le souvenir. Duo pour flûte et violoncelle jouée pour la première fois par l’Itinéraire en 2018 au ECLAT Festival de Stuttgart, Une lettre de Vincent, qui prend sa source dans la correspondance de Van Gogh avec son frère Théo, ainsi que dans la Provence que le compositeur partage avec le peintre, déploie, dans un dialogue non dénué de pudeur, un frémissement mélodique d’une délicatesse parfois aux confins de l’extatique, sinon de la sédation, et qui fait chanter autant la flûte de Julie Brunet-Jailly que l’archet de Myrtille Hetzel.
Créé en 2008 au festival Aspects des musiques d’aujourd’hui de Caen, Garrigue (flûte, alto, violon, percussion) fait chatoyer les couleurs et les granulations pour faire ressentir, dans une belle polysensorialité, la vie d’une végétation asséchée par le vent et le soleil, scandée par des attaques et trilles percussifs. Cette richesse de la palette se retrouve dans Paludes (flûte, clarinette, violon, alto, violoncelle) entendu pour la première fois à Musica (Strasbourg), en 2011. Dans cette page qui se souvient du roman éponyme de Gide, l’exploration poétique recourt à des effets bruitistes et des marges techniques des pupitres, non pas dans un refus de la fluidité de l’écriture mais, au contraire, pour l’étoffer. Ce sixième, qui est des plus développés du cycle, en constitue sans doute également l’un des sommets. La création mondiale du septième épisode,...les jours heureux... (clarinette, cor, violon, alto, percussions piano), fait momentanément basculer la scénographie de l’ombre vers la lumière, dans une décantation toujours à l’écho de ses propres résonances, dans lesquelles séduisent des fragrances et des effleurement tintinnabulants sous les doigts de Christophe Bredeloup. Les ruines circulaires (clarinette et violon), révélé au même festival de La Grave en 2006, au titre puisé chez Borges, prend l’allure d’un duo où le discours progresse au fil des jeux de miroir d’un instrument à l’autre. Pierre Genisson (clarinette) et Anne Mercier (violon) défendent admirablement cette osmose en perpétuelle anamorphose. Revenant à un effectif plus large, réunissant l’ensemble des solistes de L’itinéraire de cette soirée – flûte, clarinette, cor, violon, alto, violoncelle, percussion et piano –, La chambre des cartes, que le Nieuw Ensemble avait fait découvrir à Amsterdam en 2011, condense toute la maîtrise de l’écriture de Murail, avec la transsubstantiation poétique de la recherche technique qui caractérise ce témoignage intime jamais narcissique. On ne peut que saluer l’interprétation des musiciens de L’itinéraire, pour leur accompagnement investi dans ce voyage pétri de sensibilité.
Dédié à la création contemporaine, Présences [lire les épisodes 1, 2 et 3 de notre feuilleton 2022] n’entend pas pour autant l’enfermer dans un ghetto. Si la fin de soirée du vendredi était usuellement dévolue à l’électroacoustique, c’est au voisinage d’un autre répertoire, le jazz, que Frédéric Maurin et l’Orchestre national de jazz (ONJ) invitent un public passablement renouvelé pour ce cinquième concert de l’événement. Créé en 2016 au Conservatoire de Bourg-la-Reine et repris dans une nouvelle version commandée par Radio France, En blanc and blue de Christophe de Coudenhove, concerto pour deux harpes, l’une de lutherie traditionnelle, l’autre électrique et de couleur bleue, suggère, par son titre, outre la facture instrumentale des deux solistes, une influence des harmonies blues, qui séduisirent Ravel au début du XXe siècle. À la forme classique du concerto la pièce emprunte la dynamique de son découpage formel, avec une lente ballade encadrée par deux mouvements vifs, course folle et jeux rythmiques, sans refuser une certaine facilité consonante, relayée par les improvisations volubiles des harpes confiées à Ghislaine Petit-Volta et Isabelle Moretti. Leur babillage se dédouble dans des combinaisons ludiques plus qu’exploratoires. Plutôt novice dans le monde du jazz, le compositeur semble en retenir la balance acoustique, dans une orchestration avant tout potagère, aux effets contrastant avec les évanescences délicates de Portulan.
Passée à Steve Lehman et Frédéric Maurin, et initiée par l’Ircam et l’ONJ, Ex machina, la seconde commande au programme, démontre une assimilation plus évidente de l’écriture jazz sans céder aux stéréotypes. L’ensemble se présente comme une série de variations-improvisations qui met en valeur la virtuosité et l’inventivité des solistes, secondées par l’électronique générative conçue par Jérôme Nika et réalisée par Dionysios Papanicolaou et Axel Roebel, dont le travail sur la décomposition harmonique du son hérité de l’école spectrale enrichit les couleurs et les alliages de timbres – le titre évoque d’ailleurs Tempus ex machina de Grisey. On retiendra particulièrement les numéros du saxophone (Steve Lehman), étourdissants de trouvailles dans l’alchimie entre rythmes et textures, avec un instinct consommé de la dramaturgie et de la jubilation musicales que l’on aurait aimé plus constant au fil d’une partition dépassant sensiblement le cadre temporel annoncé dans le programme (encore prolongé jusqu’au delà de minuit et demi par un bis) – cet Ex machina roboratif aurait sans doute suffit à lui seul au menu.
GC