Chroniques

par bertrand bolognesi

Présences Tristan Murail – épisode 6
récital François-Frédéric Guy, piano

deux créations de Tristan Murail
Studio 104 / Maison de la radio et de la musique, Paris
- 12 février 2022
Le pianiste  François-Frédéric Guy en récital Murail-Debussy à Présences 2022
© kaneko lyodoh

Après plusieurs ensembles instrumentaux tels Proxima Centauri, L’itinéraire, l’Intercontemporain et le Lemanic Modern, ainsi qu’une soirée avec l’Orchestre Philharmonique de Radio France, c’est en récital solo qu’est donnée, en cette fin d’après-midi, la musique de Tristan Murail, figure d’une esthétique définie en 1978 comme spectrale par le compositeur Hugues Dufourt. L’une des particularités de ce moment est de réunir sous les doigts de François-Frédéric Guy plusieurs pages de Murail, dont deux données en création mondiale, quand les autres rendez-vous de Présences avaient offert des premières françaises, à l’exception d’un nouveau chapitre du cycle Portulan, entendu hier [lire les épisodes 1, 2, 3, 4 et 5 de notre feuilleton] ; l’autre est de ne pas les associer avec des œuvres de nos contemporains mais avec celles de Claude Debussy. Pour le musicologue Hector Cornilleau, cette synérgie « relève de l’évidence » (brochure de salle).

Plutôt que d’inviter des opus dédiés de longue date au piano – Comme un œil suspendu et poli par le songe (1967), Estuaire (1971), Territoires de l’oubli (1977), Cloches d’adieu, et un sourire (1992), La mandragore (1993), Les travaux et les jours (2002) –, le pianiste puise dans les pages les plus récentes. Ainsi d’Impression, soleil levant, écrit l’an dernier, auquel il donne le jour. Pareil titre – qui emprunte à la fameuse toile de Monet (1872) réalisée au Havre où naquit Murail en 1947, et conservée au Musée Marmottan – affirme la référence impressionniste, dans le sillage, peut-être, du symbolisme debussyste. Après avoir caressé le registre grave directement sur le cordier, l’interprète fait entendre un écho qu’on pourrait presque dire ornithologique dans l’aigu, joué via le clavier, cette fois. Une barque s’amorce dès lors dans le médium de l’instrument, explorant un mode plus sensiblement pianistique et non percussif, à l’inverse de l’écriture de l’aigu. Peu à peu, ces traits vont se rejoindre, les jappements de l’aigu rencontrant soudain le phrasé lorsque se raréfient les vastes méandres du médium. À la teneur percussive d’alors se noyer vers le gouffre, au gré d’une sorte d’extension spatiale. Un écho des premiers pas entre en résonnance avec le rauque vrombissement du cordier, pour finir.

L’extrême concentration du musicien inspire tant et si bien le respect que le public, restant coi, n’applaudira qu’à la toute fin du récital, laissant s’enchaîner le menu dans l’exploration idéale d’une palette surprenante. Après une brève respiration, trois extraits du Livre II des Préludes de Debussy succèdent d’emblée à Impression, soleil levant. Dans Brouillard (II, 1), François-Frédéric Guy distille une savante clarté brumeuse dont la douceur fascine. Le peu de contraste de son jeu favorise une dissipation progressive et lumineuse des nébulosités matinales. Bien que le commencement de la habanera de La Puerta del vino (II, 3) bénéficie de la fermeté attendue, la présente lecture cultive le secret, floutant la ligne claire avec une maestria qu’en temps d’antan l’on entendit par le regretté Ivan Moravec (1930-2015). Un grand souffle habite l’inflexion générale, même s’il en est usé avec une subtile discrétion. Sans afficher trop de vertu à vérifier le Lent qui l’indique, l’interprétation de La terrasse des audiences du clair de lune (II, 7) en soigne habilement les mystères, en saine abstinence de contraste appuyé.

« Murail développe actuellement un nouveau cycle de pièces pour piano, selon un processus un peu comparable à celui de Portulan pour la musique de chambre », explique Gaëtan Puaud (in Tristan Murail, des sons et des sentiments, Aedam Musicae, 2022) ; au compositeur d’ensuite préciser un partenariat entre son éditeur et Les solistes à Bagatelle, le festival concocté chaque année par Anne-Marie Réby, avec plusieurs pages dédiées à François-Frédéric Guy qui les y créa. C’est le cas de Mémoriale, née à la plaine des jeux le 12 septembre 2021. Le sujet est le mémorial berlinois de la Shoah. « Ma pièce ne cherche qu’à évoquer ce monument si émouvant dans sa simplicité : l’allégorie d’une allégorie. Des chapelets d’accords, partant du silence, retournant au silence… » (brochure de salle), dont les échos forment peu à peu ritournelle égaillée dans l’écoute. « Tel un petit Niagara provençal » dit-il encore du bouillonnement aquatique de la Fontaine de Vaucluse, le site lui inspirant Résurgence, également créé à Bagatelle, ce même jour de fin d’été. Au fil d’un papillonnement dont la fébrilité oscille dans la nuance et marie un je-ne-sais-quoi des couleurs de Debussy à cette verve lisztienne chère à Murail, l’opus explore l’éloquence de grands gestes véloces, conclus par le spectaculaire appel d’une sixte maquillée.

Après Feux d’artifice (II, 12) de Debussy auquel est accordée une confondante minutie, impressionnante de maîtrise, y compris dans l’éclat qu’on en peut espérer, l’artiste s’attelle à la première mondiale d’une nouvelle pièce de Murail, Le misanthrope (2021), où l’on croit d’abord reconnaître une parenté avec le piano de Giacinto Scelsi dans la polarisation autour d’une hauteur. Pourtant, la hauteur s’y fait changeante, déplaçant – n’osons point écrire transposant ! – le pôle jusqu’à former des chemins d’étoiles, pour ainsi dire, au fil d’une route volontiers musclée où déambule un menton rogue. Debussy, encore, avec un extrait des Images : François-Frédéric Guy fait merveilleusement chanter Reflets dans l’eau (I, 1). « Nous étions en 2018, l’année du centenaire Debussy ! La pièce fait référence évidemment aux Reflets dans l’eau, sauf que je jette des petits cailloux dans l’eau qui provoquent des reflets. Cela m’a beaucoup intéressé de travailler sur certaines techniques de Debussy et de voir ce que je pouvais en faire avec mes techniques personnelles », confiait Tristan Murail à Gaëtan Puaud. C’est avec cette page qu’il a créé le 16 septembre 2018, Cailloux dans l’eau, que le pianiste ferme ce voyage à l’issu duquel la question se pose de savoir si jouer la musique de Murail aura changé son approche de celle Debussy, de même que ce programme pourra changer l’écoute de l’une et de l’autre.

BB