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Chroniques
Présences Tristan Murail – épisode 8
Les temps électriques de Giani Caserotto, création mondiale
Dense journée que ce samedi à la maison ronde où Présences bat son plein ! Après le concert de l’ensemble Proxima Centauri (15h30), le récital du pianiste François-Frédéric Guy (17h30) et la grande soirée – trop grande, avec ses deux heures surnourries ? – de l’Orchestre national de France (19h) [lire les épisodes 5, 6 et 7 de notre feuilleton du festival], c’est l’ensemble Le Balcon qu’à 22h30 nous retrouvons au Studio 104 pour un nocturne qui se concentre autour de la guitare électrique. En effet, l’instrument culte de la pop anglo-saxonne des Seventies n’a pas manqué d’attirer Tristan Murail, compositeur mis à l’honneur par l’édition 2022 de l’événement, qui, au début de la décennie suivante, tentait « l’hybridation des registres culturels au moyen d’une synthèse de l’avant-garde spectrale et de la musique rock », explique Gaëtan Puaud (in Tristan Murail, des sons et des sentiments, Éditions Aedam Musicae, 2022), afin de « sortir du ghetto de l’avant-garde pour atteindre un nouveau public, celui des grands rassemblements festifs des concerts rock », par un « essai d’intégration dans son langage spectral d’effets sonores brutalistes » qui leur sont familiers.
En cela, Murail s’est révélé précurseur de Fausto Romitelli (1963-2004), compositeur frioulan entré dans les années quatre-vingt-dix au comité de lecture de L’itinéraire « au moment où je prenais la délicate liberté de transformer intégralement cet ensemble » historiquement lié à la musique spectrale au service de laquelle il fut inventé, confie Michael Levinas (in L’échange infini, avant-propos à Le corps électrique, L’Harmattan, 2005). Avant de concevoir Trash TV Trance en 2002, Romitelli invitait dès 1994 la guitare électrique dans son œuvre, avec Acid Dreams and Spanish Queens, créé par Zsolt Nagy à la tête de L’itinéraire quelques mois plus tard. Encore n’hésitera-t-il pas à l’intégrer à nombre de ces pièces, telles Nell’altro dei giorni immobili (1990), Cupio dissolvi (1996), Lost (1997), Blood on the floor (2000), Green, yellow and blue (2003) ou encore Dead City Radio (2003), les plus connues demeurant aujourd’hui les fameuses leçonsdu Professor Bad Trip (2000) et l’opéra An index of metals (2003) [lire nos chroniques du 14 novembre 2020 et du 16 janvier 2005].
De fait, tout en usant des moyens mis à disposition par l’Ircam, l’Italien s’est ingénié à marier l’héritage spectral – Hugues Dufourt, qui le considérait comme un personnage pasolinien, avait été un modèle pour lui – avec le rock, élaborant avec le compositeur et chercheur Riccardo Nova (né en 1960) des programmes empilant techno et musique savante qui saisirent des travaux de Levinas sur l’hybridation, de ceux de Dufourt sur le temps et enfin de Gérard Grisey quant à la poétique, quitte à les profondément contredire, voire dévoyer : tandis que la musique spectrale cherche à comprendre les phénomènes sonores, Romitelli « se détache de toute limpidité auditive ; il utilise certains des résultats de la recherche spectrale pour aller plus loin, pour dépasser la limite de la saturation », précise le musicologue Jacopo Conti, « c’est la musique underground qui s’interpose entre lui et ses maîtres Dufourt et Grisey, condensée en un instrument : la guitare électrique » (in Anamorphose, Éditions Hermann, 2015). On retrouve donc Trash TV Trance, toujours aussi fascinant, sous les doigt de Giani Caserotto, effleurant parfois les cordes avec une tondeuse à cheveux.
Cette nécessité de rapprochement de mondes musicaux éloignés conduisit Murail à concevoir Vampyr ! pour guitare électrique en 1984 ; l’œuvre fut créée à Angers le 4 octobre 1987. Elle intègre le projet Random Access memory avec deux pages pour deux synthétiseurs DX7 Yamaha, Atlantys et Visions de la Cité interdite. Sa présente exécution s’enchaîne tout naturellement à un opus plus ancien encore, écrit en 1973 pour deux ondes Martenot (ici Cécile Lartigau et Augustin Viard), guitare électrique et percussion (Akino Kamiya) : Les nuages de Magellan, qui vit le jour à Orléans le 23 mars 1973, est fait « de myriades d’étincelles sonores qui se fondent en formes floues, en nuages de sons indécomposables », selon le compositeur (brochure de salle). L’inventivité proliférante dont il fait preuve jamais ne se contente de facilité, notamment en ce qui concerne la partie de percussion qui, alentour, se fond avec une paradoxale tendreté dans les reliefs des autres instruments.
Membre fondateur du Balcon, mais aussi du collectif Cabaret contemporain [lire notre chronique des Champs magnétiques de Jan Švankmajer], titulaire de cinq premiers prix du CNSMD de Paris (guitare, contrepoint, écriture, harmonie et improvisation générative), Giani Caserotto est également musicologue et compositeur. C’est à ce titre que Radio France lui a commandé une nouvelle œuvre, créée cette nuit. « Pensé comme un concerto pour guitare électrique et huit instruments acoustiques », précise Léonard Pauly (brochure), « Les temps électriques est une œuvre qui vise à faire dialoguer des mondes sonores souvent opposés, autour de la notion de progrès […] qui s’accomplit aussi bien dans les influences sonores que dans une certaine libération vis-à-vis de la partition ».
S’y trouvent convoquées des frénésies obstinées, parfois déflagrantes, prises dans des périodicités variées. Après ces incessants déluges rythmiques, la partie médiane convoque des langueurs étirées, plus ou moins hurlantes, quand la dernière résume les procédés en un ostinato flottant où les caractères précédents se mêlent, tout en délicatesse. Une imposante péroraison d’une teneur volontiers répétitive du soliste – cadenza, donc – est enfin développée aux violon (Joachim Baumerder), violoncelle (Anaïs Moreau), contrebasse (Ronan Courty) et à la percussion (Julien Loutelier). S’ensuit une coda avec les cordes battues col legno, les pianistes (Alvise Sinivia et Frédéric Blondy) caressant dès lors le cordier, sur un continuo de clarinette (Juliette Adam) et de saxophone (Benjamin Dousteyssier). Un vaste crescendo, ultime etinfernal, impose sa scansion, forge d’abord régulière puis savamment déglinguée qui conclut cette page passionnante de près d’une demi-heure. Après ce beau déferlement, c’est par Mille Regretz de Josquin des Prés, bis raffiné, que Giani Caserotto nous souhaite la bonne nuit.
BB