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Chroniques
Projet Enesco – Nicolas Dautricourt et ses amis
Benedict Klöckner, Nguyen Huu Nguyen, Razvan Popovici et le Quatuor Capriccio
À Saint-Étienne l’on retrouve aujourd’hui Nicolas Dautricourt, dans le cadre de la tournée du Projet Enesco dont il est le concepteur artistique. Lors de l’édition 2016 du festival BWd12 de Saint-Victor-sur-Loire, à quelques six lieues du Théâtre Copeau où nous nous trouvons ce soir, le violoniste tombait « en pamoison, dès les premières mesures, devant la beauté de cette œuvre », se promettant alors d’écrire « ma propre histoire avec elle » : cette œuvre, c’est l’Octuor à cordes en ut majeur Op.7 que George Enescu écrivit à l’âge de dix-neuf ans. Autour de cette page, que nous entendrons en deuxième partie de concert, un programme de contextualisation et de prolongement a été imaginé : il s’agira de cerner la manière du jeune compositeur dans l’influence de ses maîtres comme dans le patrimoine est-européen, via des mises en regard judicieuses. Pour ce faire, le soliste s’entoure de ses amis du Quatuor Capriccio – Cécile Agator et Juan Fermin Ciriaco (violons), Marie-Émeline Charpentier (alto) et Samuel Étienne (violoncelle) – et de ses complices Benedict Kloeckner (violoncelle), Nguyen Huu Nguyen (violon) et Razvan Popovici (alto).
Après un bref message de bienvenue donnant à cette première partie le ton d’un atelier-concert bon enfant dont chaque pièce est introduite par un propos que livrent les musiciens eux-mêmes, nous voici plongés dans la tendresse d’Aubade, trio à cordes en ut majeur composé près de deux ans avant le vaste Octuor. La délicate élégance de cette danse villageoise ternaire, pas même contredite par un contre-sujet qui hérite des tourments romantiques sans les faire siens, est jouéeavec infiniment d’esprit, caressant l’auditoire de son charme berceur.
Venu à quatorze ans à Paris parfaire son art, le violoniste-pianiste-compositeur Enescu, déjà diplômé des conservatoires d’Iași et de Vienne, est admis à celui de la capitale française où il suivra les enseignements de Fauré et de Massenet (pour la composition). Du second, l’Opéra de Paris créait Thaïs au printemps qui précéda l’arrivée du prodige dans ces classes, Thaïs dont Cécile Agator donne une interprétation idéale de la fameuse Méditation, la partie d’orchestre nous étant livrée dans un arrangement chambriste de Nicolas Dautricourt lui-même. Le soyeux de la sonorité cultivé par la soliste agit par kénose sur une habitude de brio qui bien souvent ne fait qu’entraver l’exquise désuétude du morceau, ici livré dans le bon amble, sans les embarras d’une exacerbation trop sensuelle, d’un sentimentalisme appuyé, voire de quelque creux pathos, dont la séduction naturelle, ose-t-on dire, n’a que faire.
Après avoir lu l’anecdote élogieuse que Béla Bartók relate à propos de son confrère Enescu, Cécile Agator et Nicolas Dautricourt offrent trois extraits des Quarante-quatre duos Sz.98 écrits par le Hongrois en 1930 et 1931, emportant l’auditeur au village magyar, comme par un vol chamanique en musique, avec ses vièles à roue et les incursions typiquement bartókiennes en contrepoint de l’inspiration paysanne. Au grand garçon, habité par un goût fervent pour la musique Mitteleuropa [lire nos chroniques du 7 septembre 2018 et de son intégrale discographique Szymanowski], d’alors demeurer seul dans la lumière pour la Sonate en ré mineur Op.27 n°3 « Ballade » qu’Eugène Ysaÿe écrivit en 1923 pour Enescu. Sa maîtrise confondante des redoutables embûches techniques opère en toute discrétion, car l’approche est obstinément – et heureusement – musicale, d’une virtuosité si évidente qu’elle ne se voit pas. La sensible inventivité dans l’inflexion comme dans la nuance et l’impact, véhiculée par une couleur toujours délicate, emporte loin l’écoute.
À l’été 2021, l’Institut français de Roumanie et le Château Pape Clément s’associèrent pour fonder un concours de composition couronnant de jeunes créateurs roumains pour un opus rendant hommage à l’Octuor d’Enescu. Le lauréat fut alors George Ioan Păiș (né en 1994) dont Mémoire déformée serait créé à Bucarest lors de l’édition 2021 du prestigieux Festivalului Internaţional George Enescu. Absente de la soirée, cette page est à découvrir dans le CD qui vient de paraître sous label Orchid Classics, dont elle complète le menu avec la Pavane pour une infante défunte de Ravel. Toutefois, une œuvre de notre temps vient bel et bien articuler le programme, commandée en référence à l’Octuor à Claire-Mélanie Sinnhuber [lire nos chroniques de Qui vive, Toccata et Petite]. Pour Regain, créé le 12 septembre 2022 dans cadre de la tournée de ce Projet Enesco, la compositrice suisse suit le plan en quatre parties de l’original sur le socle ethnique duquel elle s’appuie en édifiant des séquence ultra-obstinées, en faux surplace, d’où surgissent des paroles instrumentales. Après un deuxième épisode en dislocation élégiaque concentrée sur un miroitement énigmatique, puis un troisième en balancement systématique, le dernier voyage dans les entrées des divers solistes, au gré de reprises et de menues variations jusqu’à un final en accords qui affirme pleinement les brefs chorals venus conclure les mouvements précédents.
Il y eut Jules Massenet, disions-nous, mais encore Gabriel Fauré. L’une de ses œuvres les plus célèbres est l’Élégie en ut mineur Op.24, d’abord conçue pour violoncelle et piano en 1880 et créée en décembre 1883, puis orchestrée à la demande des Concerts Colonne qui en créeront la nouvelle version avec Pablo Casals en soliste, au printemps 1901. Dans un arrangement pour cordes du violoncelliste Arthur Lamarre, nous l’entendons sous l’archet ardent de Benedict Klöckner, au service d’une âpreté musclée à la régularité sobre. Un lyrisme grave s’impose d’emblée, rehaussé dans la partie médiane comme pour mieux sombrer dans le retour du lamento que le violon vient éclairer de tentatives de miracle. Le public reste coi.
La seconde partie est entièrement consacrée à l’Octuor en ut majeur Op.7 d’Enescu., dédié au compositeur André Gedalge qui fut son professeur de contrepoint au conservatoire. Dès le Très modéré, l’oreille est emportée dans le chant dont le souffle grand et frais, pour s’inscrire dans son temps – quelques couleurs ravéliennes le disputent aux straussiennes –, appartient pleinement à son auteur. La réminiscence finale du motif initial par le premier violon, sur la pédale des sept autres musiciens, est ici pure merveille de lumière. Une brève respiration, puis tous foncent dans le deuxième mouvement, sorte d’appassionato fougueux où se dessinent les enthousiasmes de Strauss, de Dohnányi et de Ludwig Thuille, entre autres contemporains, dans une couleur cependant française. Cécile Agator cisèle un feutre subtil au troisième chapitre, le violon de Nicolas Dautricourt [lire nos chroniques du 7 décembre 2015 et du 29 janvier 2019] musardant avec grâce et invitant bientôt Marie-Émeline Charpentier à les rejoindre de l’alto. La joueuse suavité est conclue, sourcils froncés et menaçantes mâchoires, par un pont farouche qui mène à la valse rhapsodique, enflammée.
…et si cela jamais ne s’arrêtait… rêvons !
BB