Chroniques

par bertrand bolognesi

Pulcinella – Symphonie de psaumes – Noces
chorégraphies de Nils Christe, Jiří Kylián et Stijn Celis

Théâtre du Capitole, Toulouse
- 24 octobre 2012
Pulcinella, Symphonie de psaumes et Noces, soirée Stravinky au Capitole
© david herrero

Trois œuvres scellent ce soir l’ouverture de la première saison de Kader Belarbi à la tête du Ballet du Capitole, trois œuvres emblématiques d’un parcours de compositeur, ô combien associé à la danse et depuis les premiers pas : Igor Stravinsky. Cette soirée, le danseur-chorégraphe l’a présentée comme un chemin qui mène du Stravinsky « arrangeur » de Pulcinella au slavophile des Noces [photo], mais encore comme une sorte de reflet d’un mot d’ordre dit à lui-même : honorer le répertoire tout en donnant la parole aux créateurs d’aujourd’hui [lire notre entretien].

Stravinsky et la danse, c’est une décennie qu’ouvre Pulcinella d’après Pergolèse en 1920 et qu’en 1930 referme la Symphonie de psaumes, en passant par Noces (1923). C’est également une mise en pied, si l’on peut dire, du regard porté par l’exposition Les Ballets russes et la modernité visible au Théâtre du Capitole depuis un mois et jusqu’en janvier. Ainsi chaque entracte s’agrémente-t-il avantageusement d’une promenade devant photographies, affiches, dessins, croquis de décors, sans oublier le rideau de scène (et son doux cheval ailé) de Picasso pour Parade de Satie (reproduction ; l’original est actuellement au Centre Pompidou de Metz) – saine plongée dans le petit monde de Diaghilev. Car (bien sûr !) Pulcinella (ballet avec chant en un acte d'après Giambattista Pergolesi) naquit d’une commande des Ballets russes, le génial impresario russe en confiant la chorégraphie au jeune Leonid Massine (vingt-quatre ans) et la scénographie à… Picasso, justement !

À l’automne 1987, le chorégraphe hollandais Nils Christe signait à Amsterdam son Pulcinella avec le Scapino Ballet ; nous la découvrons aujourd’hui dans sa reprise par le ballet toulousain. D’emblée le décor et les costumes de Tom Schenk propulsent dans l’univers de la commedia dell’arte. La farce gagne un relief plus qu’attachant grâce à la savoureuse inventivité de Christe, ses intentions chorégraphiques et théâtrales puisant rigoureusement dans la facture musicale elle-même dont est magnifié chaque détail – pour jouer, pour vivre. Dans un bref cliquetis de pinces à linge, le séducteur glisse d’un fil (dédié au même objet), soulignant de sa bonne humeur l’émouvante jalousie de Pimpinella jusqu’à un fort drôle échange identités et bientôt à la fausse mort, magnifiquement déplorée par des pleureuses respirant l’inflexion musicale elle-même. Après le surgissement formidable du magicien, cape violette qui tour à tour le transforme en voie lactée comme en énorme champignon tue-mouches, les jumeaux se tordent joyeusement le nez, menant la pantomime à une irrésistible confusion conclue dans la démultiplication délirante d’une envolée drôlissime.

Quittons pour une petite demi-heure la musique de danse, à la rencontre d’une partition composée par Stravinsky pour le cinquantième anniversaire du Boston Symphony Orchestra. La Symphonie de psaumes est un heureux mélange des genres, puisqu’elle intègre en tant que matériau instrumental des textes d’une nature sacrée non prise en considération par l’auteur – du moins le prétendit-il. Ce caractère révélé de face cachée de la lune, si l’on peut dire, voire d’un secret de Polichinelle, osons le mot, n’a pas échappé à Jiří Kylián qui portait l’œuvre sur la scène dansée (avec le Nederlands Dans Theater) en 1978. Aussi est-ce à une bouleversante cérémonie qu’il convie, dans la profonde lueur d’un pastel de Klee où s’opère un rituel tant précis qu’inidentifiable. Exaudi orationem meam, Domine, chante le chœur : il s’agit assurément d’une prière intense qui interroge sans livrer ses secrets, prière qu’imposent une certaine solennité du geste, une savante lumière indirecte de sanctuaire (réalisée par Loes Schakenboos et Kees Tjebbes d’après Joop Stokvis) et la présence de huit prie-Dieu sur un plateau nu. L’entrée chorale du deuxième mouvement, Expectans expectavi Dominum, révèle le décor : un mur de tapis orientaux dont l’accumulation, dépassant les sajjad, évoque l’iconostase comme le conte mystique dans une vibration froissée de loung-ta himalayens. C’est dans cette bénédiction saisissante qu’avance une procession désolée dont la fragmentation progressive crée la régularité au delà de l’attendu, détachant des couples « en élégie ». À plisser à peine les paupières, c’est devant un gigantesque Rothko bleu-violet que l’on suit les danseurs dans le dense silence brisé par l’effondrement d’un couple, signal du tendre Alleluia que suit aussitôt la timide scansion du Laudate Dominum, dernier épisode de la symphonie. Le groupe tourne le dos, s’éloigne, dans la virevolte sans cesse brisée puis recommencée d’un duo qui va s’épuisant dans l’offrande, vers l’obscurité : l’ultime Laudate Dominum installe sa méditation dans le désert des seules rangées de prie-Dieu, alors d’une écrasante présence.

Devant une grande porte de bois qui semble de grange ou de hangar agricole, on déplace en silence des bancs dans une lumière blafarde. Entre une « fricassée » de fiancées en bibi et juste-au-corps blanc-nacre, jambes voilée d’un lambeau de tutu à peine identifiable, presque sacrificiel. En costume d’encre noire, gilet sur chemise blanc-soleil, une charretée de jeunes mariables traversent le plateau. Un seul y demeure, le temps de se peigner soigneusement, puis s’en va. Après ces fébriles préparatifs, les femmes lancent le bal : la fosse retentit alors des premières mesures de Noces, « scènes chorégraphiques » que Stravinsky commençait en 1914 et qui ne virent leur jour définitif que neuf ans plus tard, au printemps 1923, dans la création qu’en fit Bronislava Nijinska avec la compagnie de Diaghilev. Ici, nous voyons la production de Stijn Celis (conçue pour les Grands Ballets canadiens en 2002). Talons africains frappant la terre, ces Noces commencent par exaspérer celui qui veut aussi entendre l’œuvre musicale. Les pas superposent une scansion contradictoire à une partition qui possède la sienne propre, dans un brouhaha d’usine – Завод de Mossolov ?... Du coup, l’impression que scène et fosse seraient en lutte domine une grande partie du spectacle jusqu’à entraver l’approche qu’on souhaiterait en avoir (on se demande comment les musiciens, avec tel parasitage au-dessus de leur tête, ne s’embrouillent pas plus dans une pièce redoutablement rythmique). Cette première mauvaise surprise s’estompant peu à peu, on goûte une danse en souplesse, mollesse et sensualité, mais qui ne semble guère s’être appuyée plus profondément sur l’argument comme sur la musique. Quelques « trucs » font sourire, sans plus. Aussi n’avancerons-nous pas d’avis s’engageant plus, notre perception étant sans doute restée trop attachée à la musique pour apprécier la danse, avouons-le. Encore faut-il prendre en considération le choc que vient d’occasionner la Symphonie de psaumes pour relativiser une déception qui peut-être n’existe qu’en chute du bouleversement qui l’a précédée.

À la tête de son Orchestre national du Capitole, Tugan Sokhiev s’avance élégamment dans Pulcinella qu’il sert d’une sonorité toutefois point trop claire, tout en soulignant les nombreux traits solistiques qui le caractérisent – ainsi du violon « à pleurer » de l’arrivée de Pimpinella sur le cadavre présumé de son amoureux, par exemple. Leste et soigneuse, l’inflexion bénéficie de bois en grâce (flûtes et basson, entre autre), mais souffre de cuivres en petite forme. Les voix ont du mal à « prendre », elles aussi, avec un ténor engorgé qui nasalise outrageusement un aigu étroit, une basse encore discrète, un mezzo au vibrato dangereux. La ciselure des bois continue de ravir l’oreille dans la Symphonie de psaumes dont le Chœur (préparé par Alfonso Caiani) arbore un grand niveau. Et voilà que les cuivres s’y révèlent excellents ! Sans doute le stress d’avoir à jouer cette œuvre difficile a-t-il un rien « congelé » leur prestation dans Pulcinella. De même les voix ont-elles trouvé leurs marques pour Noces, du lumineux soprano d’Anastasia Kalagina à la basse veloutée de Guennadi Bezzubenko, du trompetant ténor de Vassili Efimov au généreux alto d’Olga Savova. Saluons les pianistes Inessa Lecourt, Miles Clery-Fox, Robert Gonella et Christophe Larrieu, ainsi que les percussionnistes de la formation capitoline.

BB