Chroniques

par bertrand bolognesi

quarante ans de l’Orchestre national d’Île de France
Enrique Mazzola joue Mahler, Mozart, Rossini, Saariaho et Stravinsky

Salle Pleyel, Paris
- 26 janvier 2014
un excellent chef : Enrique Mazzola (photographie de Martin Sigmund)
© martin sigmund

Oui, ce sont des choses qui arrivent, aux individus comme aux institutions et formations musicales : avoir quarante ans ! C’est en effet en 1974 que fut créé l’Orchestre national d’Île de France sous l’impulsion de Marcel Landowski. Après huit premières années placées sous la direction du regretté Jean Fournet, le jeune et brillant Jacques Mercier s’installait pour deux décennies à son pupitre, menant bientôt ses musiciens vers un niveau toujours en hausse, comme en témoignent quelques enregistrements notoires. Lorsqu’en 2002 Mercier se tourne vers sa Lorraine natale, l’Étatsunien d’origine roumaine Yoel Levi reprendrait le flambeau, de 2005 à 2012. Et tout récemment, c’est l’Italo-catalan Enrique Mazzola qui fut nommé « patron ».

On connaît bien ce chef, non seulement pour les concerts qu’il a mené depuis sa prise de poste [lire notre chronique du 13 mai 2012] mais encore pour ses lectures toujours avisées et passionnantes du répertoire lyrique [lire notre chronique du 5 novembre 2013], dont quelques raretés [lire nos chroniques du 25 avril 2004 et du 21 avril 2007], et surtout à travers le souvenir toujours vivace que l’on garde de son excellence dans l’improbable Hyperion de Bruno Maderna [lire notre chronique du 22 février 2007].

Programme festif, donc, comme il se doit pour dignement célébrer cet anniversaire… par-delà le curieux show avec lequel on crut devoir l’habiller. Quoi de plus naturel que d’introduire un concert de circonstance par l’Ouverture d’une œuvre elle aussi ô combien de circonstance ? Le voyage à Reims fut écrit par le prolifique – osons dire prolixe – Rossini pour le couronnement de Charles X, en 1825. Les musiciens franciliens en mitonnent une exécution de belle allure qui impose un ton bon enfant à l’après-midi. La souplesse des cordes se laisse plus précisément apprécier dans les deux extraits de la Zauberflöte de Mozart qui s’ensuivent, les célèbres Der Vogelfänger bin ich ja et Ein Mädchen oder Weibchen wünscht Papageno sich, confiés à Markus Werba.

Mais c’est avec son interprétation des Lieder eines fahrenden Gesellen de Gustav Mahler que s’impose le baryton autrichien – rappelons-nous la belle interprétation qu’il en donnait au Châtelet lors du cycle Mahler de Daniele Gatti [lire notre chronique du 29 octobre 2009]. Discret, presque intérieur, Wenn mein Schatz Hochzeit macht est traversée d’une fraîcheur douloureuse. À Ging heut’ morgen über’s Feld Enrique Mazzola ménage des trésors de tendresse qu’il conjugue à la sensualité rentrée du chant, vers une fin tendue, inquiétante. La secrète sensibilité du tutti colore l’expressivité de bon aloi que la voix développe pour Ich hab’ ein glühend Messer, cependant un rien timoré. Le dernier Lied est infiniment nuancé, tant par l’orchestre, onctueux, que par l’aigu de la voix qui se libère. Les artistes ont dédié ce cycle de jeunesse à l’immense mahlérien que fut Claudio Abbado.

Douze pages séparées formées de cinq mesures, portant chacune un titre, et dont l’ordre de lecture est confiée à l’inspiration du chef, voilà comment se présente Forty heartbeats que Kaija Saariaho composait en 1998 pour l’ensemble Avanti! qui le créa sous la direction d’Esa-Pekka Salonen. Rappelant au public son goût pour la musique de notre temps, Enrique Mazzola a programmé ces quelques quatre minutes à la fois vastes, larges et concentrées, dont on admire le fin travail de tissage et l’aura particulière.

Dans le danger nécessaire, mais encore un soin tout personnel des couleurs, il joue pour finir la Suite de L’Oiseau de feu de Stravinsky. Souplesse et précision sont au rendez-vous d’une exécution qui nous immerge d’emblée dans l’héritage de Rimski-Korsakov et Balakirev et inscrit clairement l’œuvre dans le symbolisme russe. Une sorte d’amabilité, pour ainsi dire, caresse judicieusement cette lecture dont le moelleux bouscule l’habitude abusive de systématiquement associer cet opus aux plus échevelés Sacre du printemps et Petrouchka. Ainsi les éléments de contraste sonnent-ils plus Moussorgski, à juste titre. Voilà un choix propre à faire entendre les qualités des pupitres de l’Orchestre national d’Île de France, ce dont on ne se prive pas ! S’il reste encore quelques efforts à faire aux cuivres, la formation affiche une belle santé.

Encore ne pouvait-on se quitter ainsi : le rare Greeting Prelude du même Stravinsky, variation sur Happy Birthday écrite en 1955 pour les quatre-vingt ans de Pierre Monteux, fait joyeusement retentir ses syncopes !

BB