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Quatuor Arditti
intégrale Elliott Carter
Avec une programmation ouverte sur toutes les époques de l’histoire de la musique, la Pierre Boulez Saal de Berlin s’emploie très activement à faire entendre le répertoire contemporain, tout en favorisant la création, à l’occasion. Affichant pour emblème le nom du compositeur et chef français, disparu l’an dernier, véritable maître à penser de plusieurs générations d’artistes, rien d’étonnant à ce qu’un dimanche portes ouvertes, qui permet au plus grand nombre de découvrir l’architecture intérieure réalisée par Frank Gehry derrière une façade ancienne, se concentre sur Elliott Carter, l’un des grands créateurs du XXe siècle qui fut aussi un ami de Boulez. Plusieurs rendez-vous dans différentes parties de l’enceinte, comme le programme concocté par les élèves de la Barenboim-Said Akademie, un moment interactif entre public et instrumentistes autour de Gra, l’oeuvre pour clarinette solo écrite en 1994, enfin l’intégrale des quatuors à cordes du New-Yorkais, sur laquelle notre chronique se concentre.
Après avoir découvert son propre langage assez tardivement, puisque ses premiers opus s’inscrivirent dans une continuité néoclassique jusqu’à la veille de ses quarante ans, Carter écrit en 1950 son Quatuor n°1, durant une sorte de retraite dans le sud des États-Unis, non loin de la frontière mexicaine. Il témoigne d’une radicale remise en question esthétique. Avec cette page créée par le Quatuor Walden le 26 février 1953 à New York, il est salué par le premier prix au Concours International de Liège, la même année. Il marque un renouveau inattendu dans le parcours du créateur, qui le place alors dans l’héritage webernien à partir duquel il construirait toute son œuvre, jusqu’à sa disparition en 2012. À midi, par beau temps, nous retrouvons l’acoustique si précise de la Pierre Boulez Saal, à l’inauguration de laquelle nous assistions il y a deux mois [lire notre chronique du 4 mars 2017].
Le Quatuor Arditti est en place. Alors commence l’exploration de cette sorte de journal que sont les cinq quatuors de Carter, dont la conception s’étend sur quarante-cinq ans. Dès la Fantaisie qui le débute, on comprend que le Quatuor n°1 reflète une période d’interrogation sur soi-même, suite à une crise personnelle profonde. C’est d’ailleurs Le sang d’un poète, le célèbre film de Jean Cocteau (1930), en manière d’auto-questionnement sur l’inspiration, qui suggéra la forme de l’œuvre, en quatre mouvements. Après l’Allegro scorrevole défini par l’auteur lui-même comme une mosaïque, un Adagio nu, très émouvant, semble la clé de voûte de l’édifice. Les aspérités de la conclusion du mouvement se retrouvent dans les Variations finales, sous des archets acides qui n’en rendent pas le potentiel lyrique.
À 14h, retour dans la salle pour le Quatuor n°2. Écrit en 1959 puis créé à New York par le Quatuor Juilliard le 25 mars 1960, il jalonne une autre réflexion, celle sur le nouveau chemin pris par l’artiste à la fin des années quarante – il aurait été vraiment intéressant de jouer le Quatuor n°1 de 1949 et immédiatement après Woodwind Quintet (flûte, hautbois, clarinette, basson et cor) de 1948, pour montrer cette rupture incroyable. Une maîtrise bien à lui prend ses distances des modèles viennois. La série prolifère avec génie, dès l’Introduction, première des neuf sections de cet opus qui s’organise en quatre mouvements ponctués par de brefs passages, donc trois cadences solistes, et qui dure une vingtaine de minutes (le Premier durait trois quarts d’heure). Les quartettistes sont instrumentalisés en personnages d’une dramaturgie secrète. C’est l’occasion d’apprécier Lucas Fels au violoncelle et, surtout, l’excellent Ralf Ehlers à l’alto.
Douze ans passent et le Quatuor n°3 apparaît dans le catalogue de Carter. C’est aussi les Juilliard qui lui donnèrent naissance, le 23 janvier 1973 (New York). Il faut dire qu’en 1971, lorsqu’il le termine, le compositeur a soixante-trois ans – ce n’est pas forcément facile à réaliser, pour nous qui furent ses contemporains lorsqu’il était centenaire. À 15h, les Arditti se scindent en deux duos qui échangent ou s’opposent sur deux chapitres, dans cette pièce foisonnante dont la rogue violence se révèle ici. L’écriture en fragments est proche des élaborations formelles de Boulez. En revanche, la couture en faux-miroirs de ces fragments fait figure de signature. À Miami, le 17 septembre 1986, était donnée la première du Quatuor n°4, par le Composers String Quartet. Après la vie de la série, l’individualisation par des cadences, puis le recours à des groupes instrumentaux, Carter développe alors une existence communautaire où chacun possède sa propre respiration. À 17h, les quatre mouvements se succèdent, engagés par les accents vifs du premier violon, Irvine Arditti. Contre toute attente, on retrouve un cycle de climats assez proches du Premier, pourtant distant de trente-six ans.
Au compositeur de quatre-vingt-six ans, le Quatuor Arditti commandait un cinquième opus pour sa formation. D’une durée d’environ vingt minutes, comme les trois précédents, le Quatuor n°5 fut créé à Anvers par son commanditaire, le 19 septembre 1995. Onze sections courtes s’enchaînent, au caractère très affirmé. L’interprétation montre la nature fragmentaire de l’œuvre, tout en s’évertuant à l’expressivité la plus fine – on remarque en particulier le violon d’Ashot Sarkissjan. Enchanté, le public l’ovationne, en fin d’après-midi, pour ce marathon passionnant. En octobre 2012, onze jours avant la disparition d’Elliott Carter, sa dernière page était jouée à la Milan : Daniel Barenboim, maître des lieux où nous nous trouvons, tenait la partie de piano de Dialogues II (sous la direction de Gustavo Dudamel au pupitre de l'Orchestra del Teatro alla Scala)…
HK