Chroniques

par bertrand bolognesi

Quatuor Diotima
conclusion du cycle Beethoven|Boulez|Schönberg

ProQuartet / Théâtre des Bouffes du nord, Paris
- 10 décembre 2012
Pierre Boulez travaillant à la révision de son Livre pour quatuor
© marion gravrand-daanaka

Ce quatrième rendez-vous avec ProQuartet et le Quatuor Diotima aux Bouffes du nord conclut le cycle commencé il y a trois semaines. En compagnie de Georges Zeisel (directeur de ProQuartet, qui revient d’ailleurs sur les Journées de 2001, à Fontainebleau), Pierre Boulez présente lui-même son Livre pour quatuor au public. Écrite à partir de 1948, cette œuvre en perpétuel devenir connaîtra plusieurs créations, toutes partielles, par les quatuors Parrenin (1949, puis 1955), Arditti (1985) et Parisii (2001). Sa Partie IV ne fut jamais donnée en public.

« Tout a commencé avec le Kammerkonzert d’Alban Berg, précise le compositeur. Il faut se replacer dans le contexte des années quarante. Notre génération considérait alors Berg comme l’héritier du romantisme, de Schumann et de Mahler, tandis que nous voyions Schönberg comme l’ultra-théoricien et Webern comme le plus radical des trois. J’ai réalisé que jamais le désir de construction n’avait été si poussé que dans ce Concerto de chambre qui faisait de son auteur le plus moderne, assurément. Berg l’a conçu en se préoccupant de la perception – un sujet qui passionnerait Boulez [ndr]. L’idée m’est venue de rendre encore plus complexe le projet de Berg, d’aller plus loin. J’ai imaginé un quatuor en six mouvements et me suis acharné à en varier toute les composantes afin qu’elles ne soient plus reconnaissables.

Dans ma grande naïveté, je me suis illusionné : je croyais à l’infini, si vous voulez, c'est-à-dire que ce que les instrumentistes n’arriveraient pas à réaliser alors, ceux de demain le feraient sans doute. Mais ce n’était pas vrai : ce qu’ils ne pouvaient pas jouer correctement à cette époque, personne ne le pourrait mieux aujourd’hui. Les valeurs rythmiques choisies étaient non seulement terriblement compliquées, mais encore proprement impossibles. Plus tard, avec Polyphonie X et Structures I, j’ai retrouvé un sens de la liberté, et surtout avec mon expérience de chef d’orchestre, bien sûr.

Le caractère unique des quatuors de Debussy et de Ravel, sortes de modèles français, si l’on veut, était très important dans les années quarante : il s’agissait de chef-d’œuvre de maîtrise. Je connaissais bien les instruments à claviers, pour lesquels je n’avais aucun problème à écrire, mais beaucoup moins bien les cordes, à l’époque. Il s’agissait donc aussi de se mesurer à autre chose pour s’élever, peut-être, à une maîtrise nouvelle. J’ai laissé en route ce segment de mon existence en pensant toujours que j’y reviendrais quand d’autres œuvres m’auraient aguerri à certains aspects de l’écriture pour cordes, indispensables à celle de ce Livre pour quatuor.

Tout en ayant l’impression de revenir en arrière chaque fois que je me repenche activement sur cette pièce, je sais que j’avance, en fait. J’aime les labyrinthes : l’animal de Kafka place ses réserves alimentaires dans des cachettes, mais il perd la mémoire, il ne retrouve plus les cachettes. Je ne vais certainement pas me mettre à rechercher mon propre projet de 1949, mais bien plutôt l’actualiser, en rendre définitive l’impulsion, dans la formule du labyrinthe. Je n’ai pas eu le temps de réviser la Partie IV qu’on entendra ce soir dans sa version initiale ».

Nous la découvrons donc dans son état initial. Il est assez convenu de parler d’ascétisme lorsqu’on évoque le Livre pour quatuor. Le jeu des accents, des effervescences et des différentes attaques du son, modifiant sa nature tout en créant un relief et un suspens irrésistible, ne semble cependant pas relever d’une « désincarnation », si l’on peut dire. La section jouée ce soir demeure dans un PP énigmatique que sollicitent des arêtes à l’expressivité certaine dont les musiciens de Diotima révèlent la florissante vigueur. Une nouvelle fois, l’on est frustré : ce fragment aurait mérité qu’on l’écoutât dans la proximité des autres mouvements ; la portée du Livre est vraisemblablement à mesurer dans sa totalité. Le peu qu’on en perçoit, au fil des quatre concerts, donne à le penser comme un jalon primordial de la pensée musicale contemporaine.

L’interprétation du Quatuor à cordes en la mineur Op.132 n°15 de Beethoven (en fin de soirée) hésite d’abord entre la précarité rêche choisie dimanche dernier [lire notre chronique du 2 décembre 2012] et un son plus charnu (premier mouvement). Avec le scherzo (Allegro ma non tanto) la sonorité s’équilibre ; la délicate chanson de fidula, comme échappée d’un heuriger de Grinzing, pourrait presque « prendre », si ce n’est que Beethoven n’osa point la simplicité d’un Schubert dans les mêmes années. Le fameux adagio de convalescence, « Heiliger Dankgesang eines Genesenen an die Gottheit, in der lydischen Tonart », s’élève dans le feutre particulier d’un choral recueilli mais sans excessive solennité. L’élégance d’Alla marcia chausse un Ländler cordial, à la fois terrestre dans son appui un rien talonné et aérien dans son amorce lyrique. Le rondo final (Allegro appassionato. Presto), récitatif violonistique et air avec refrain varié (presque comme à l’opéra), séduit sans convaincre.

Le Quatuor à cordes Op.37 n°4 d’Arnold Schönberg ouvrait la soirée. Diotima livrait un Allegro, Energico plein d’esprit, souple et dense, d’un ton peut-être rogueavançant vers une marche nerveuse, hargneuse même, comme en ressentiment. La danse Comodo s’orne d’une élégance fruste, bientôt gagnée par de follettes fluidités. Les premiers pas du Largo accusent la fatigue des interprètes qui se retrouvent après le velours tendre du violoncelle qui lance véritablement le mouvement. La pâte s’en affirme quasiment duveteuse, rehaussée de contrastes aigus. Le dernier Allegro bénéficie d’une véhémence féroce.

BB