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Chroniques
Quatuor Johannes
Alexander von Zemlinsky et Johannes Brahms
En liaison avec l’exposition Aux origines de l’abstraction, le Musée d’Orsay programme une série de concerts faisant entendre les tentatives d’évolution du langage musical depuis cent cinquante ans, voyage initiatique de la musique de Liszt ou de Schubert à celle de Sciarrino ou Ferneyhough. Dans l’apparat des lustres, des dorures, des nymphes et des glaces de la Salle des Fêtes, le Quatuor Johannes transporte le public dans une période de vingt ans à cheval sur deux siècles, avec des pages de Brahms et de Zemlinsky.
Le Quatuor Johannes a été fondé en 1996 par de jeunes musiciens issus du Conservatoire National Supérieur de Lyon. Il s’est perfectionné à Lyon et Montpellier, suivit les conseils de Valentin Erben (Quatuor Alban Berg) et Walter Levin (Quatuor LaSalle), avant d’être récompensé au Concours International de Quatuor à Cordes de Bordeaux en 1999. Il s’est distingué, ces derniers temps, par la parution d’un premier enregistrement, paru chez Assai, consacré à Webern, Zemlinsky et au plus rare Eisler, prenant courageusement le risque de présenter un auteur délaissé.
La soirée s’ouvre sur le Quatuor Op.15 n°2 écrit par Alexander von Zemlinsky dans les années 1913-14. Le compositeur est encore relativement joué aujourd’hui, peut-être parce qu’il se situe dans l’entourage de Schönberg et de l’École de Vienne sans adopter la série. Les musiciens redécouvreurs des années d’après-guerre concentrèrent leurs hommages à une trinité réductrice et ce n’est que depuis quelques années qu’on peut à nouveau entendre sa musique. Hambourg montait il y a dix ans un Koenig Kandaules (d’après André Gide) fascinant, puis James Conlon entreprit d’enregistrer une quasi intégrale des œuvres avec orchestre, comprenant les opéras, (Emi), qui fut suivi par quelques productions comme celle de Der Zwerg à Paris (Garnier) ou le doublon wildien Eine florentinische Tragödie / Der Zwerg à la Monnaie de Bruxelles [lire notre chronique du 8 février 2003].
Élève de Fuchs à Vienne où il naquit, remarqué très tôt par Brahms, encouragé et conseillé par Mahler, Zemlinsky devint rapidement un personnage important de la vie musicale de la capitale austro-hongroise. Âgé d’une trentaine d’années, il dirigea la Volksoper pendant sept ans, avant de s’implanter solidement à Prague en tant que directeur de l’Opéra Allemand. Il usa de cette position pour faire entendre les créations de la jeune génération viennoise, y créant Erwartung de son ami et beau-frère Arnold Schönberg. De retour à Vienne après une activité berlinoise (de 1927 à 33), il quitta le continent avec l’Anschluss. Il aborda tous les genres musicaux, de la musique de chambre au poème symphonique, rendant hommage à Mahler avec sa Lyrische Sinfonie en 1923, mais la voix reste l’instrument le plus présent deson travail, dans les opéras et les nombreux Lieder. Son univers est plus proche de celui du jeune Schönberg que de celui de Richard Strauss, et ses sources d’inspiration, volontiers Jugendstill et symbolistes (Wilde, Maeterlinck, etc.), se transmuent tout naturellement en une esthétique symboliste qui tend vers l’expressionnisme sans en adopter la radicalité.
L’Opus 15 fut composé dans les années pragoises par un homme de quarante-trois ans en pleine possession de son art, alors affranchi de l’influence de Brahms. Sa forme est celle d’une suite enchaînée de courtes séquences que le Quatuor Johannes donne dans une articulation coulée, avec un son fort travaillé, lyrique sans excès, parfois plus tragique que romantique, de façon plutôt pudique et rigoureuse. Rien ici du chatoiement orgiaque jugé souvent nécessaire à cette musique, mais au contraire une certaine retenue, quelques passages feutrés, dans une grande délicatesse. Formant un bel ensemble, Johannes bénéficie d’un premier violon à la riche palette dynamique (Frédéric Angleraux), avec des aigus toujours parfaitement réalisés, mais quelques soucis de justesse dans le haut-médium. Nous apprécions tout particulièrement le jeu exemplaire de Nicolas Mouret à l’alto, à l’expressivité savamment dosée et d’une fiabilité absolue. Il semblerait que la nouvelle génération d’altistes jouisse d’un excellent niveau, comptant parmi ses représentants les musiciens des quatuors Johannes, Ébène et Diotima.
Après un court entracte, Raphaël Oleg rejoint nos quartettistes pour deux mouvements extraits de deux quintettes perdus de 1894 et 1896. Zemlinsky est un tout jeune homme lorsqu’il écrit ces pages où l’on reconnaît l’évident héritage de Brahms, mais aussi les traces de Mendelssohn et de Mahler. Oleg s’affirme avec une sonorité plutôt claire, parfois un rien acide, qui par elle seule annonce des œuvres plus tardives, enveloppées d’une chair plus moelleuse. Pour conclure, nous entendons le Quintette en sol majeur Op.111 que Johannes Brahms achevait en 1890, soit dans sa dernière période que certains commentateurs qualifièrent d’austère en comparaison des débordements verbeux qui la précédèrent. C’est un choix judicieux, car cette œuvre inquiète déjà la tonalité, pour ainsi dire, de même que les sonates de l’Opus 120 (clarinette et piano). Si le solo de violoncelle de l’Allegro déçoit par une indéniable carence d’homogénéité du son, l’interprétation demeure en générale équilibrée, offrant des phrases magistralement menées par Nicolas Mouret. Un vivace moins tiède ne fâcherait personne, toutefois.
BB