Chroniques

par bertrand bolognesi

Quatuor Modigliani
Beethoven, Chostakovitch et Stravinsky

Biennale de quatuors à cordes / Cité de la musique, Paris
- 19 janvier 2024
Stravinsky, Chostakovitch et Beethoven par le Quatuor Modigliani, Paris, 2024...
© luc braquet

Dans le cadre de la onzième Biennale de quatuors à cordes que propose la Philharmonie de Paris, nous retrouvons avec grand plaisir le Quatuor Modigliani dans un programme à la dramaturgie soignée. La soirée commence en effet par les Trois pièces conçues en 1914 par Igor Stravinsky, pages dont aucune indication de caractère ne vient infléchir l’interprétation, uniquement engagée par un impératif précis de tempo. La régularité implacable de I (noire = 126) invite une de ces danses héritières d’un folklore, réel ou fantasmé, que l’on retrouvera dans bien des œuvres du compositeur, Histoire du soldat en tête (1917). L’opposition fort inventive entre les effleurements flûtistiques des harmoniques et les coups de gueule de II (noire = 76) gagne un relief remarquable, qui contraste profondément avec III (blanche = 40), médiation douloureuse dont la mélodie est saisie comme en voie d’effondrement. Le savant sotto voce, infiniment concentré, dans lequel les quartettistes maintiennent cet ultime épisode tient du grand art, assurément.

Après ce bref opus créé dans l'Illinois, retour en terre Russe. Nous sommes sur un territoire désormais dénommé URSS où, à Moscou en décembre 1946, le Quatuor Beethoven donne naissance au Quatuor en fa majeur Op.73 n°3 de Dmitri Chostakovitch. Contrairement à Stravinsky définitivement installé hors du pays natal, contrairement à Prokofiev dont la carrière franco-étasunienne s’est conclue par de malencontreuses retrouvailles, Chostakovitch n’a pas quitté le nouveau monde de l’Est où le contrôle des activités artistiques est extrêmement pesant. Sous les archets modiglianesi, osera-t-on dire, on goûte un Allegretto d’une élégance savoureusement sinistre où domine cette ironie larvée qui permet de respirer malgré l’absence d’horizon. L’expressivité s’y avère maintenue dans un équilibre prudent, comme en un faux survol de sécurité, se libérant dans les derniers moments, juste avant deux accords à la délicatesse classique un rien narquoise. Sur le phrasé tragique soudain sévère de l’alto de Laurent Marfaing s’obstine ensuite une virevolte du violon d’Amaury Coeytaux, dans le climat sombrissime du Moderato con moto. Le répons avorté du violoncelle pose question(s), à l’instar du geste confié au violon subtilement ambré de Loïc Rio sur le surplace de l’entrelacs des trois autres musiciens, comme un funambulesque Où-aller ?... Le raffinement extrême de la nuance absorbe en son miracle un public que l’on sait pourtant volontiers bavard et tousseur – cette fois, tous se taisent. Passé la rude ritournelle de l’Allegro non troppo, drument péremptoire, survient l’étonnant Adagio qu’amorcent l’alto et le violoncelle. Tel un largo final d’une symphonie mahlérienne, ce chapitre développe un quasi-θρῆνος dans la poignante âpreté du violoncelle de François Kieffer. L’ultime Moderato finit d’expédier l’auditoire dans les abysses de ce quatuor en cinq mouvements.

Des trois quatuors formant l’Opus 59 que Beethoven écrivit pour son mécène le comte Andreï Razoumovski, alors ambassadeur de l’empire russe à Vienne, les Modigliani donnent ce soir le premier qui tient le septième rang dans l’ensemble de la contribution du compositeur au genre. Ici, cette grande page du répertoire bénéficie dès son Allegro d’ouverture d’un somptueux jeu de clair-obscur qui dialogue finement avec la proposition dynamique des musiciens. Si le son affirme dès lors une nature plus fermement vibrée, encore est-ce sans renier la grâce où se ciselèrent les deux œuvres précédentes du programme. Articulé avec autant d’esprit, ce premier mouvement lorgne habilement vers l’humour particulier de son auteur – Brendel n’est pas le seul à penser que Beethoven avait de l’humour… Après un Allegretto d’une coupable innocence, l’Adagio ravit l’écoute dans son élévation inouïe. Sans robustesse superfétatoire, le Thème russe conclut une interprétation de haute volée. L’enthousiasme de l’assistance est si beau que le Quatuor Modigliani offre en bis une douceur schubertienne. Grand moment que ce concert du 19 janvier 2024 !

BB