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Chroniques
Quatuor Pražák
Berg, Dutilleux et Beethoven
Pourtant habitué à subir les assauts de la guerre des trachées, le mélomane est une espèce qui connaît en ses rangs des rebelles. Singeant les gorges débiles qui l’agacent, une paire de tympans à la recherche de l’immaculée acoustique couvre parfois la rumeur, pourtant relativement modeste sous la patine des Bouffes du Nord. C’est que l’écoute dilettante de certains lui semble sans doute une injure à la réputation des Pražáket au sérieux du programme qu’ils présentent ce soir.
Le Quatuor Op.3 d’Alban Berg est écrit à la suite de la Sonate pour piano Op.1. C’est la dernière œuvre écrite sous la tutelle d’Arnold Schönberg. La formation tchèque se montre très concentrée dans cette écriture serrée et austère. Bien que de composition déjà atonale, l’expression reste policée et se montre prudente si l’on pense aux Trois pièces pour orchestre Op.6 que le musicien viennois créera six ans plus tard. L’exercice se montre parfois plus savant que bouleversant : la violence expressionniste n’a pas encore débourré.
On retrouve une réserve apparentée dans l’exécution du Quatuor « Ainsi la nuit » d’Henri Dutilleux. L’univers empreint de mystère du compositeur français trouve ce soir des interprètes privilégiant la part de secret recelée par la partition. La disposition adoptée par les Pražák, avec le violoncelle au centre, l’alto à droite et les violons à gauche, favorise le croisement des timbres – violoncelle et premier violon, alto et second violon. Si un tel parti pris donne une allure presque concertante à cette œuvre divisée en sept parties jouées d’un seul trait, on peut regretter qu’il élude la superposition des tessitures et des couleurs. Dans le quatuor de Dutilleux, les deux paires de pupitres mentionnées tendent à fonctionner comme deux lignes qui projettent des reflets l’une sur l’autre – il est symptomatique que le deuxième moment s’intitule Miroir d’espace. On connaît la parenté du compositeur français avec la poésie de Baudelaire – son concerto pour violoncelle Tout un monde lointain en témoigne. On pourrait rappeler ses affinités avec le monde pictural –Constant Dutilleux, l’arrière-grand-père du musicien, était un peintre proche de Delacroix, dont le style subit l’influence de Corot.
Après l’entracte, les musiciens tchèques proposent une lecture également très intérieure du Quatuor en la mineur Op.132 n°15 de Beethoven. À l’opposé des Talich, les Pražák interprètent l’Allegretto initial de manière fort dépouillée. Contrairement à leurs compatriotes, ils mettent peu en valeur les arêtes rythmiques et harmoniques du mouvement. Tout est dans une certaine retenue, une homogénéité qui veille à ne jamais rompre la fluidité du discours. On peut trouver à cette élégance un côté apprêté discrètement suranné ou passablement aseptisé, c’est selon. Dans le Vivace, le trio est sensiblement mis en perspective. Le lyrisme du Lento assai, e cantabile e tranquilo, pourrait être plus viscéral. La manière de faire émerger le cantabile du Lento assai signale cependant une compréhension profonde de l’organicité du mouvement. Dans le finale, l’énergie jusqu’ici contenue sort enfin de sa réserve. Après un Grave ma non troppo tratto en mode majeur, l’Allegro, avec son thème alla russe en mineur, déploie des sonorités ouatées innervées par une expressivité libérée.
En bis nous est offert le deuxième mouvement du Quatuor en si bémol majeur Op.130 n°13 de Beethoven. Les contrastes du Presto sont soulignés avec une vivacité que l’on aurait aimée entendre davantage plus tôt dans la soirée.
GC