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Chroniques
Quatuor Sine Nomine
Jean-Claude Fasel dirige l’Ensemble Vocal Lausanne
Si la musique des grands novateurs du XXe siècle (Debussy, Ravel) fut copieusement portée à la scène dans cette édition de La Folle Journée, les programmateurs n’en ont pas pour autant oublié quelques figures dans l’ombre de ces monstres sacrés du tournant du siècle. Les amateurs de raretés musicales (voire musicologiques pour certains) avaient ainsi la possibilité d’entendre, après une étude minutieuse du programme, des compositeurs trop souvent délaissés par les salles de concerts et les festivals (frilosité de certaines institutions ?). Nous pensons tout particulièrement à la musique de chambre de Charles Kœchlin (défendue par le Quatuor Ardeo, le Trio Wanderer et Takenori Nemoto, Musica Nigella et un ensemble constitué pour l’occasion et réunissant Juliette Hurel, Guillaume Chilemme, Miguel da Silva, Henri Demarquette et Isabelle Moretti), mais aussi à celles d’Albéric Magnard, de Jean Cras (conférence de Stéphane Topakian, actif à travers la label Timpani dans la diffusion de ces compositeurs oubliés), Louis Aubert, Gabriel Dupont, Maurice Emmanuel, Florent Schmitt, Déodat de Séverac, Louis Vierne. Encore y joue-t-on des femmes compositeurs (nous faisons nôtre l’appellation adoptée par Betsy Jolas) telles que Mélanie Bonis, Lili Boulanger, Cécile Chaminade et Germaine Tailleferre. Si ces dernières ne sont pas représentées sur l’affiche officielle de la manifestation (qui ne retient que les visages les plus « vendeurs »), elles sont néanmoins symbolisées par la présence (à une table éminemment masculine, qui a tout du déjeuner sur l’herbe) de Misia Sert (souvent appelée Reine de Paris et égérie d’artistes, des Années Folles à La Belle Époque).
Nous avons du mal à réprimer notre déception à propos de la faible place donnée au répertoire boulézien et, de manière générale, à l’« après 1930 ». Notons toutefois un véritable effort dans la réhabilitation de créateurs (ou d’œuvres) injustement sortis de la mémoire collective. Certes, ils ne sont pas tous là : Quid de la musique de Paul Le Flem, de Jean Huré par exemple ? Cela dit, le « quota de compositeurs délaissés » est largement respecté. À ce listing de musiciens s’ajoute l’exhumation de certaines œuvres du répertoire. C’est le cas de l’oratorio pour trois solistes, chœur de femmes et orchestre de Louis Vierne, Praxinoé, tombé en désuétude après le succès publique de sa création (1908). Judicieusement couplé avec l’exécution de La demoiselle élue de Debussy, Praxinoé est redonné pour la première fois à Nantes depuis sa création – un événement musical et musicologique.
Notre attention s’est aussi portée vers une partition méconnue (malgré concerts et enregistrements discographiques récents : Rondeau Production 2012, Mirare 2013, etc.) : Le miroir de Jésus d’André Caplet, composé en 1923 et réunissant un effectif pour le moins original : mezzo-soprano solo, chœur de femmes à trois voix, quatuor à cordes et harpe. Preuve que la musique de Caplet mérite encore opérations de médiation et quelques explications, deux conférences étaient ciblées autour de sa production. La première, proposée par Denis Huneau (Maître de conférences à l’Université Catholique de l’Ouest et auteur de l’ouvrage André Caplet, debussyste indépendant, Galland 2007), met en évidence les collaborations musicales et amicales entre Debussy et Caplet. La seconde, menée par Rodolphe Bruneau-Boulmier (voix bien connue des auditeurs de France Musique : Dépêches notes, chroniques dans l’émission Changez de disque d’Émilie Munera, etc.) s’est portée sur le cas Miroir de Jésus.
Après une présentation du compositeur, des caractéristiques et spécificités de l’instrumentation du Miroir, Rodolphe Bruneau-Boulmier souligne les particularités du contexte de l’œuvre. Il aborde notamment la grande vague de conversion de figures intellectuelles au catholicisme (Claudel, Fournier, Ghéon, Jacob, Satie, Cocteau, Jean-Jouve, Mauriac, Reverdy, Verlaine, etc.), ainsi que les influences du positivisme, du cercle des études néo-thomistes du XXe siècle (courant philosophique largement ouvert vers la théologie et qui tente d’incorporer le « bon » de la pensée moderne) et de Bergson (pour son intuition de la perception du temps, largement transposable au musical). Déconstruisant quelque peu le mythe de la relation Debussy/Caplet, le conférencier insiste sur l’ambiguïté du compositeur entre « simplicité » (il ne se pose pas en tant que théoricien de la pensée musicale) et modernité radicale. Afin d’en convaincre son auditoire, il fait entendre une petite pièce pour flûte et voix (quasi contemporaine du Miroir de Jésus) : Écoute mon cœur (1924), sur un poème du compositeur, écrivain, dramaturge, peintre et philosophe indien Tagore.
Divisé en trois parties sur quinze petits poèmes d’Henri Ghéon à propos des mystères du Rosaire (Miroir de joie, Miroir de peine, Miroir de gloire), Le miroir de Jésus présente une vision systématique du point de vue de la mère. « On est proche d’un Stabat Mater » souligne Rodolphe Bruneau-Boulmier. La conférence se boucle sur l’audition de deux extraits : L’agonie au jardin (en plein cœur de l’œuvre, tirée du Miroir de peine), passage dans lequel l’intervenant relève une voix parlée proche du sprechgesang, un « glas » de harpe dans les registrations graves et l’idée d’une musique exclusivement développante, sans retour thématique ; le Couronnement au ciel (dernier temps de l’œuvre, Miroir de gloire) qui parachève l’œuvre dans une aveuglante lumière, presque ravélienne.
Donné dans la Salle Maeterlinck (trois cent places) par l’Ensemble Vocal Lausanne, le Quatuor Sine Nomine et le mezzo-soprano Marie-Claude Chappuis (distribution Mirare), Le miroir de Jésus accroche immédiatement l’oreille par la richesse de ses couleurs instrumentales évoquant la sonorité si particulière des quatuors de Debussy et Ravel. Cette sonorité de « quatuor élargi », de « méta-quatuor » densifiée par l’ajout d’une contrebasse et d’une harpe est parfois un « trompe l’oreille » : on est très proche d’un son quasi-orchestral qui vient parfois se fondre dans les textures du chœur bouches fermées (on pense aux Sirènes debussystes). Si la spiritualité est bien sûr au cœur du propos, la musique de Caplet, qui use régulièrement de l’association entre voix soliste et effectif instrumental, offre un éclat proche de celui de la mélodie française : seule la diction et la parfaite compréhension du texte peuvent porter vers le religieux.
La salle Maeterlinck, trouvée si bruyante et peu attentive la veille dans le récital de Matan Porat (programme Rameau, Ravel, Albéniz), est méconnaissable : calme et sérénité, probablement liés à la musique de Caplet, sont cette fois bien présents. Seule la tourne de pages du public, qui suit avec attention les textes de Ghéon intégrés au programme, sort, par son bruissement de papier, de l’environnement acoustique de l’œuvre.
Au delà de sa richesse d’instrumentation (on pourrait presque parler d’orchestration), cette partition s’apparente à une synthèse esthétique, stylistique dans laquelle on retrouve, sur le même plan, des influences française et viennoise qui participent à l’affirmation d’un langage personnel et innovant. De l’École de Vienne, Caplet semble retenir l’idée d’une composition continue, peu cadentielle (durchkomponiert) dans laquelle le « sur-expressif » de la dissonance est mis en valeur dans la ligne mélodique. D’autre part, si l’on est loin d’un sprechgesang à la Schönberg, les ressources expressives de la voix parlée sont exploitées. De ses contemporains français, il capte les jeux de lumière, les reflets, tout en conservant une attention portée au langage harmonique (même si celui-ci est parfois neutralisé) et une utilisation particulière du chœur.
Entre oratorio, mélodie accompagnée et Stabat Mater, cet opus insaisissable, aux coloris modaux et grégoriens, surprend aussi par la fragilité de son écriture. Un manque d’équilibre et tout s’effondre (couleurs comme articulations de la forme). Rassurons-nous, ce n’est pas le cas de cette exécution. Bien au contraire, c’est justement sur ce point que Marie-Claude Chappuis, l’Ensemble Vocal Lausanne (sous la direction de Jean-Claude Fasel) et le Quatuor Sine Nomine tirent leur épingle du jeu. C’est donc une version idéale, par un respect des équilibres, de l’intelligibilité du texte, de l’articulation entre les différents tableaux, pour apercevoir (bien qu’une seule écoute ne soit pas suffisante) les contours d’une page foisonnante.
NM