Chroniques

par jorge pacheco

Quatuor Takács
Bartók, Dvořák et Ravel

Théâtre de la Ville, Paris
- 13 octobre 2011
le Quatuor Takács joue Bartók, Dvořák et Ravel
© dr

Depuis leur première rencontre au Théâtre de la Ville en 1986, le Quatuor Takács et le public parisien ont construit une relation privilégiée qui fait de chaque concert un événement à ne pas manquer. C'est dans ce cadre intimiste que ces grands musiciens peuvent se sentir libres de révéler leur personnalité expressive dans un répertoire où il est parfois trop facile de ne pas prendre de risques. L'équilibre parfait entre les personnalités musicales qui le constituent fait du Takács l'un des quatuors les plus renommés au niveau mondial et donne l'incroyable sensation d'entendre des œuvres transcendantales pour la première fois.

À l'occasion de cette nouvelle visite, ses membres offrent leur version de trois œuvres du grand répertoire ayant comme point commun un certain caractère exotique : le Quatuor de Ravel, par ses harmonies modales et son deuxième mouvement riche en hémioles, ainsi que le Quatuor n°1 de Bartók et le Quatuor n°10 de Dvořák par leur inspiration populaire.

Pour l'exécution du Quatuor en fa majeur qu’un jeune Ravel de vingt-sept ans dédie à son maître Fauré, la formation hongroise fait preuve d'une grande maturité. L'Allegro moderato, marqué très doux, brille par cet équilibre parfait entre les différentes lignes instrumentales si difficile à obtenir et si important pour la beauté fragile de l'œuvre, créant un tissu souple où chaque voix ressort délicatement d'un fond homogène à un moment précis. De cette manière, les phrases musicales se succèdent avec une grande fluidité, dans un temps lisse, mais plein de nuances expressives. Dans le premier thème, c'est la souplesse avec laquelle le motif passe d'une voix à l'autre dans une continuité dynamique en perpétuel devenir qui attire l'attention. Une absolue homogénéité de timbre dans la double octave du chant entre premier violon et alto ressort ensuite très nettement dans le deuxième thème, le violon semblant d'ailleurs s'adapter à la sonorité veloutée de l'alto. Dans le mouvement suivant, assez vif, les musiciens créent un contraste parfait entre la vivacité rythmique du premier motif en pizzicato ff et la douceur mélancolique du deuxième, où trois strates (chant du premier violon, accompagnement du deuxième et alto et pizz’. du violoncelle) se conjuguent sans pour autant se confondre, laissant à chacun sa place dans l'expression générale. L’exécution du troisième mouvement se caractérise par la richesse de couleurs propre au timbre de chaque nouveau motif, laissant toujours ressortir, avec la même douceur, le thème cyclique issu du premier thème de l'œuvre. Son sommet de virtuosité, le final Vif et agité, est livré avec une grande intensité. Le passage à travers les différentes métriques de la partition se fait avec précision, sans jamais perdre la liberté et la fluidité du phrasé (notamment dans le cas des accentuations irrégulières) ce qui permet aux musiciens de contrôler avec sagesse leur discours jusqu'à l'explosion finale.

S'ensuit le Quatuor en la mineur Op.7n°1 Sz 40 de Bartók [photo], écrit entre 1908 et 1909, qui porte déjà en germe les caractéristiques du style de la maturité, notamment la préoccupation d'unité globale, exprimée ici par une progression dans la vitesse entre les trois mouvements. La clarté dans la texture instrumentale est fondamentale pour assurer le succès du Lento qui ouvre la partition. En effet, le dialogue entre les deux violons et entre violoncelle et alto du double canon initial s’avère d'une grande expressivité, et surtout d'une grande clarté, car l'unité de style dans l'exécution de chaque musicien est totale. Le jeu polyphonique initial donne lieu peu à peu à une texture plus homogène qui devient accompagnement des phrases lyriques du premier violon et du violoncelle, exécutées avec grande intensité, avant la réexposition condensée de la fin. L'Allegretto suivant est fort dense. Peut-être attaqué un peu trop lentement, il évoque le deuxième mouvement du Quatuor n°7 de Beethoven dans un motif rythmique en notes répétées du violoncelle, et, après une brève introduction, s'enchaine au mouvement final, Allegro vivace, l'aboutissement de tout ce qui précède. C'est là que se manifeste le caractère populaire de l'œuvre, avec ses rythmes de danse, ses ostinatos et ses phrases lyriques molto rubato.Et c'est là aussi que s'exprime le mieux l'identité hongroise du deuxième violon, véritable âme de la fête, transmettant aux autres quartettistes la vivacité rythmique ainsi que l'humour et l'ironie de cette page.

En contrepoids à la densité de l'œuvre de Bartók, le Quatuor en mi bémol majeur Op.51 n°10 de Dvořák clôt le programme. Les musiciens de Takács abordent cette partition, sensée dépeindre l'âme slave, avec grand raffinement et livrent une interprétation convaincante. Le caractère volontairement simple du mouvement initial, Allegro non troppo, est bien saisi par l'ensemble qui ne se livre pas à une expressivité démesurée et garde l'esprit léger, ce qui laisse s’exprimer le jeu de contrastes rythmiques du développement. L’Andante con moto est une Dumka, danse tchèque au caractère nostalgique, dotée d’une partie centrale en mode majeur et en rythme ternaire, jouée sans lourdeur, avec une dose bienvenue de langueur bohème se posant sur l'archet de chaque musicien. La Romanze est jouée avec une liberté rythmique qui permet au premier violon de s'exprimer à souhait dans sa ligne mélodique, d'une beauté simple et délicate, exécutée avec un son tout aussi direct, sans excès de vibrato ni de couleur. Le dernier mouvement, Allegro assai, conclut dans la joie l'œuvre avec un rondo au caractère également dansant. L'esprit slave se manifeste alors dans la richesse rythmique, pleine de bonne humeur, comme dans les envolées lyriques au rubato généreux.

L'exécution de ces trois magnifiques pages témoigne de la maturité de la formation hongroise, ainsi que de sa volonté de continuer à revisiter les sommets de la littérature pour quatuor à cordes avec un regard toujours nouveau et enrichissant. La riche histoire entre le Quatuor Takács et Paris se poursuit donc de plus belle avec près d’une visite annuelle au Théâtre de la Ville (seulement quatre absences depuis 1986 et aucune depuis 1995). Un rendez-vous incontournable s'il en est.

JP