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Chroniques
Quatuor Talich et Alexander Kniazev
Felix Mendelssohn et Franz Schubert
Si le Festival International de Colmar programme deux concerts par jour en semaine, ce sont bel et bien trois rendez-vous qu’il propose au public le samedi. Ainsi sommes-nous dès l’heure du déjeuner au Koïfhus, bel édifice Renaissance au cœur de la ville, pour écouter quelques raretés harpistiques qui prolongent à leur manière la découverte des Variations russes de Svetlanov [lire notre chronique de la veille]. On apprécie particulièrement les extraits des Feuillets d’album Op.51 de Reinhold Glière, conçus en 1910 par un musicien si sensible à l’instrument qu’il écrivit plus tard un Concerto en mi bémol majeur pour harpe et orchestre Op.74 (1938). Sous les doigts d’Isabelle Moretti, nous entendons également la Fantaisie sur Faust de Gounod Op.12, une œuvre du berlinois Albert Zabel (1834-1910), qui fit carrière à Saint-Pétersbourg en tant qu’harpiste solo du ballet impérial et professeur au conservatoire – il publia d’ailleurs une méthode de harpe, à Leipzig en 1900. De cette pièce venue remplacer la Fantaisie sur des thèmes d’Eugène Onéguine de Tchaïkovski d’Ekaterina Walter-Kuhne (qui fut élève de Zabel) initialement prévue, Isabelle Moretti offre une lecture charmante.
En fin d’après-midi, retrouvons la Chapelle Saint Pierre et le Quatuor Talich pour un moment privilégié. Du tumultueux Quatuor à cordes en fa mineur Op.80 de Felix Mendelssohn, les musiciens tchèques livrent une interprétation brûlante. Placer le violoncelle au centre de l’hémicycle favorise la prégnance d’un socle grave sans risquer d’en hypertrophier la perception selon l’endroit où se trouve le spectateur. Ainsi la véhémence requise, généreusement vibrée par Petr Prause, est-elle au rendez-vous sans dominer jamais le chant – somptueux Jan Talich Junior. Le premier mouvement happe d’emblée l’écoute par une inflexion impérative, révolte éclatante qui mène à un final flamboyant. Dans un tempo si fougueux, on admire la précision des artistes. L’intensité expressive de l’Allegro assai n’en démord pas : cette œuvre est de colère et de sanglots, déchirante. Sans baisse de régime, les Talich instillent à l’Adagio une tendresse douloureuse comme un effondrement, marmoréenne subsidence de l’épuisement émotionnel. Sans sur-accentuer l’âpreté de ton ni brutaliser l’attaque, ils signent un Finale (Allegro molto) prodigieusement lyrique dont, sans sortir du cadre, la couleur est subtilement réinventée. Le début des applaudissements se fait attendre une vingtaine de secondes : c’est dire l’insaisissable anagogie de l’auditoire.
Changement de plateau : l’altiste Vladimir Bukač se place cette fois au centre, les deux violons à sa droite et les deux violoncelles à sa gauche. Deux violoncelles ? Oui, puisqu’Alexander Kniazev rejoint le quatuor pour jouer le Quintette en ut majeur D.956 de Franz Schubert. Dans la même veine passionnée, sonne ici un Schubert formidablement robuste et contrasté, tour à tour intrusif et onctueux, voire intrusif parce qu’onctueux. D’un grand souffle, l’exécution de l’Allegro se ciselle comme une entaille. Lui succède un Adagio d’abord extatique, puis étonnamment fiévreux. La touffeur mélancolique tisse un filet qui descend toujours plus loin, atteignant des profondeurs redoutables sans jamais choir. Intensément musclé, le Scherzo renâcle à une tragique cordialité, soudain suspendue par un trio séraphique qui arrête le temps. Irrépressible pithiase, la reprise conclut le mouvement comme l’on crie. À cette descente infernale Schubert s’est gardé de répondre par le miasme : une lumière secrète rehausse l’ultime épisode, sur une virevolte consolatrice – rien de souffreteux dans cette belle version qui prend le son à bras-le-corps. Il n’est guère facile de redescendre de tels sommets…
Tout simplement exceptionnel !
BB