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Chroniques
Quatuors Danel et Modigliani
Borodine, Debussy, Stravinsky et Weinberg
Le second volet de nos pérégrinations chambristes se prolonge ce dimanche avec les quatuors Danel et Modigliani [lire notre chronique de la veille]. Le premier propose un programme « à la Russe » avec le Quatuor en ré majeur n°2 de Borodine et celui en ut mineur Op.68 n°8 de Weinberg.
Composé en 1881 et créé en 1882 à Saint-Pétersbourg, le second quatuor d’Alexandre Borodine comprend quatre mouvements contrastés au caractère parfois quasi-chorégraphique (Allegro moderato, Scherzo-Allegro, Nocturne-Andante et Finale-Andante-Vivace). Dans la continuité de ce qu’observé à Bourg Saint-Andéol dans le cadre de Cordes en Ballade (Bartók, Dvořák et Smetana) [lire notre chronique du 7 juillet 2015], l’oreille se trouve immédiatement happée par une sonorité riche et généreuse qui ferait presque oublier la sécheresse de la Salle Marie Vallé. Prégnante sur l’ensemble de la proposition, cette couleur, presque orchestrale, se trouve magnifiée dans les deux derniers mouvements de cette œuvretournant de siècle. Le Nocturne, dont l’écriture répond essentiellement aux principes de la mélodie accompagnée (cantabile ed expressivo, alternance violoncelle solo puis violon I) donne à entendre tout à la fois la densité et l’homogénéité des formules d’accompagnement et la justesse de phrasé et d’articulation des sections solistes. Il se termine dans une sublime teinte en perdendosi après une circulation polyphonique de motifs dérivés du thème initial. Du Finale (Vivace après une introduction Andante en écriture à deux), nous retenons l’effervescence de la conduite du discours et la clarté des entrées (en imitation dans le début de section). Si le contraste est clairement de mise, ce ressort donne parfois le sentiment d’une surimpression par l’exagération de certains phrasés et dynamiques.
Place désormais à l’opus 68 de Mieczysław Weinberg.
Né en 1919 à Varsovie et mort en 1996 à Moscou, cet ami proche de Chostakovitch fut plongé dans les turpitudes de la montée du nazisme et de l’invasion de la Pologne. Il est l’auteur d’un catalogue considérable de près de cinq cents compositions. Outre l’écriture de vingt-deux symphonies, sept opéras et un requiem, le créateur a privilégié le quatuor à cordes avec dix-sept opus – le Quatuor Danel [photo] s’est d’ailleurs attelé à l’enregistrement d’une intégrale. Entre expressionnisme, influences klezmer et lointains échos de Bartók et Chostakovitch, la musique de Weinberg marque l’écoute par son subtil équilibre entre richesse expressive et introspection – à ce propos, on lira nos articles sur le Concerto pour violoncelle en ut mineur Op.43, la Sonate pour clarinette et piano Op.28, les opéras Идиот (L’idiot, d’après Dostoïevski) et Пасажирка (La passagère, d’après Posmysz), le Quatuor en ré mineur Op.14 n°3 et sur le Concerto pour violon en ré mineur Op.44. Les Danel incarnent stylistiquement cette idée par une interprétation exigeante, limpide et très caractérisée.
Changement de période, d’acoustique et de formation pour l’ultime étape de notre parcours quartettiste. Dans la salle Anna Pavlova (danseuse étoile des Ballets Russes et du Ballet impérial) se donne un programme autour de la modernité avec les Trois pièces (1914) de Stravinsky et l’unique Quatuor en sol mineur (1892-1893) de Debussy.
Formation rare dans le catalogue d’Igor Stravinsky (Concertino de 1921 et Double Canon de 1959), le quatuor à cordes est exploité avec virtuosité dans ces miniatures (noire=126, noire=76, blanche=40). Contrairement à ce qu’on pourrait penser et malgré une écriture globalement atonale, Trois pièces n’est pas directement influencé par la modernité viennoise du premier XXe siècle. Toutefois, il marque une rupture et un changement dans les conceptions musicales du pionnier. Orchestrées en 1928/29 sous le nom de Quatre études (ajout de Madrid), ces pièces seront rebaptisées Danse, Excentrique et Cantique. Les deux épisodes extrêmes s’inscrivent plus particulièrement dans la période russe du créateur. On y retrouve abondamment technique de bourdons, cellules répétitives et changements de métriques. Les Modigliani servent habilement l’écriture stravinskienne par une sonorité assez sèche et une rigueur métronomique en parfaite adéquation avec le contenu. Dans la troisième, soulignons le parfait équilibre des tutti (sul tasto) et la richesse des couleurs dans les dynamiques les plus faibles. Il faut noter enfin que ces aphorismes constituent, tant sur le plan musical que programmatique, un prélude idéal, une parfaite « mise en oreille ».
Quid de la version Modigliani du Debussy ?
Sa première qualité, qui rayonne sur l’ensemble de la proposition, concerne la pertinence des tempi (avec l’équilibre de chaque changement) qui donne une clarté d’ensemble et rend audible, en permanence, les infinis détails de l’œuvre, notamment sous l’angle formel. La seconde concerne le son et l’équilibre du quatuor – en 2013, notre équipe lui décernait une Anaclase! [lire notre critique du CD]. Peut-être plus verte que celle des Danel, celle-ci convient toutefois parfaitement à ces pages françaises grâce à l’option de transparence et d’éclat. Rendez-vous est pris pour l’édition 2018 et sa thématique aux contours politiques tristement d’actualité : l’exil.
NM