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Chroniques
récital Alexander Melnikov
œuvres de Schubert, Schumann et Chopin
La Wanderer-Fantaisie pour piano en ut majeur D760 de Franz Schubert compte parmi les pages virtuoses du compositeur. L’exigence de la partition oriente le jeu de bien des pianistes vers un style plus vigoureusement romantique qu’elle ne le requiert sans doute. C’est, par contraste, ce qu’Alexander Melnikov nous apprend ce soir.
Une attaque très beethovenienne donne le ton. Tout pathos serti dans une retenue classicisante, le second thème danse, affichant des gruppetti d’une peu commune lisibilité. N’esquivant aucune nuance, l’interprète exprime un son plastique, dans la clarté sèche d’une pédale parcimonieuse. Piqués marqués et portés squelettiques évoquent ici et là une image en résonnance avec le titre, fantasma accessoire. Moins peinture qu’ouverture de l’espace sonore sur fond de la materia prima de la partition : œuvre au blanc. Le contraste de l’Adagio saisit. D’abord en mode de quatuor velouté et mélancolique, legato et pizzicatti à l’appui, le jeu évolue rapidement vers un duo de bois, flûte et hautbois peut-être, pour rapidement défier toute classification. Les variations s’habillent de microperlés inouïs, trilles en frissons, vent, feuilles d’automnes affolées. Le piano sonne piano-forte - et Schubert comme jamais.
Plus qu’un simple rubato, les variations rythmiques et silences tragi-comiques du Presto annoncent un climat déjà romantique – Liszt n’est pas loin. S’il nous est permis de transposer ici la ligne claire hergéenne, le ton clair agit comme révélateur des détails de la partition et la rattache à une œuvre où les danses figurent en bonne place. C’est dans un climat de sécheresse analytique, quasi weberienne, que s’ouvre la fugue de l’Allegro. Peut-être le moins convaincant de cette quasi-sonate, ce mouvement se perd dans le détail du son et quelques imprécisions localisées, laissant se disperser l’unité d’ensemble.
La plasticité stylistique de l’artiste fait merveille dans les deux grands cycles de cette soirée. Les Études symphoniques en forme de variations Op.13 de Robert Schumann, ouvertes sur l’exposition tendrement sombre du thème, puis portées dans les variations par un timbre fort travaillé et sans graisse inutile, nous valent quelques éblouissements, au-delà de l’enchantement d’un piano toujours inventif – saveurs de cymbalum et tutti orchestraux (certes en limite de résistance de l’instrument, dont les graves souffrent). L’Étude X porte jusqu’à l’incandescence son staccato acéré et s’enchaîne sur le temps tremblé de l’Étude XI dont la moire nerveuse accompagne le thème jusqu’à un morendo inquiet. Aura particulièrement touchée la Variation IV (posthume), traversée d’un glacis de résonnances pianissimo sobrement portées jusqu’au forte sans ternir jamais la proximité, bouleversante d’intimité, de ses miniatures.
Les Vingt-quatre Préludes Op.28 de Frédéric Chopin tracent un étourdissant chemin de signatures stylistiques, depuis le Moussorgski mafflu du n°2 au final sonnant comme une antienne, jusqu’à ce Scriabine, très sévère à la main gauche, au n°22. Si Ravel se fait entendre dans le chant du n°3, on devine Rachmaninov dans des fragrances de violoncelle au n°6, tandis que la lecture sans romantisme du huitième Prélude donne à Debussy et Schubert de projeter sur la partition une étonnante clarté. Fort instrumental, le piano sollicite l’oreille tour à tour dans les contrastes de nuance, de timbre et de rythme, dans les silences dénués de toute résonnance et l’opération sans secret des moires. Sans émotivité parasite, le jeu, d’une exubérante sobriété, déploie néanmoins une gamme subtile et riche d’émotions à laisser naître et mourir comme moments accessoires de l’interprétation.
Deux bis, dont une touchante page de Scriabine, clôturaient cette soirée… lamentablement écourtée par l’empressement d’un public peu respectueux à quitter la salle ; deux bis, après-tout, c’est le tarif syndical…
MD