Chroniques

par bertrand bolognesi

récital Alexander Paley
Rhapsodies hongroises de Ferenc Liszt

Philippe Maillard Productions / Salle Gaveau, Paris
- 23 mars 2017
l'incroyable Alexander Paley joue TOUTES les Rhapsodies hongroises en UN soir !
© dr

De l’incommensurable catalogue pianistique lisztien de nombreuses pages demeurent assez rares, à commencer par les six dizaines de réminiscences, variations, fantaisies et autres paraphrases d’airs, d’ouvertures ou de moments symphoniques d’opéras, transcriptions fameuses en leur temps et désormais quasiment absente des programmes. S’il arrive qu’un pianiste surprenne son monde en jouant en bis l’une des Rhapsodies hongroises conçues entre 1846 et 1885, il n’est pas si fréquent d’en rencontrer dans le menu lui-même. Quant à donner l’intégralité des dix-neuf pièces, qui plus est en un seul soir, il faut s’appeler Alexander Paley pour le faire !

Salle quasi comble, ce soir, pour entendre l’artiste moldave dans un incroyable marathon Liszt. Chaleureusement applaudi dès son entrée en scène, le voilà blottissant d’emblée sa fine silhouette contre le clavier où jeter ses doigts sans attendre le calme. Dans la Rhapsodie en ut# mineur n°1 surprennentla formidable qualité d’un chant supérieurement inspiré et la concentration absolue de l’approche. Une grande mélancolie habite le thème qu’on dirait non-mesuré. Sans pause, Paley enchaîne directement la deuxième (tonalité identique). De même pour la troisième, en si bémol majeur, avec sa sévère ouverture. Un velours précieux est ménagé au développement, bientôt gagné par l’opulence ensoleillée d’un bon hárslevelű de Pecs. À cette touffeur s’oppose la vigueur de la danse, avec ses notes répétées et ses intervalles zinzins qui quittent le sol. La suivante commence sur un ton rogue. Loin du registre virtuose dans l’acception courante du terme, le musicien tire cette page vers une personnalité protéiforme d’une grande sensibilité. Il est à supposer qu’une partie du public impose ses applaudissements parce qu’elle en a besoin, pour tâcher de respirer dans cette interprétation à couper le souffle. Docile quoiqu’il n’échappe à personne que ces interruptions l’exaspèrent un brin, Alexander Paley se lève pour de secs et brefs saluts avant de mieux replonger dans la musique. À la densité inouïe de la Rhapsodie en mi mineur n°5 succède la rigueur froide de la csárdás de la sixième (ré bémol majeur), quasi improvisando dans une nuance indescriptible. La septième (ré mineur) en ce qu’elle ne ressemble à aucune autre, avec son plan original. Après la gracieuse Rhapsodie en fa# mineur n°8, le Carnaval de Pest (neuvième) fronce des sourcils broussailleux qui jouent habilement avec les miroitements lumineux, pour finalement se conclure dans une heureuse sauvagerie. Quelle santé !

Près de quatre-vingt-dix minutes se sont écoulées sans qu’on les vît. C’est d’un tonique kékfrankos ou d’un lourd zweigelt de Csongrád qu’il faudrait agrémenter le bref entracte ! Au bar de Gaveau, il n’y en a pas, il fallait s’en douter – l’excessive soie d’un Médoc tapageur ne fait pas l’affaire. Et le pianiste de repartir dans une nouvelle heure et demie, avec la Rhapsodie en mi majeur n°10 qu’il joue avec élégance. Brillantissime, Paley se révèle également d’une inventivité de chaque instant – sans parler de l’endurance, naturellement. La dolente onzième (la mineur) en témoigne, avec sa poétique inflexion. Noire comme plusieurs enfers, l’ouverture de la douzième (ut# mineur) ouvre la tête sur une danseen dentelle où s’enchaînent des mécaniques insensées jusqu’à un grand geste final. La suivante nous fait dire que si Chopin fait des cabalettes pour une dame absente à vaillante poitrine, Liszt en écrit pour un ensemble de plusieurs chanteuses ! Le surgissement de la csárdás est facétieux, voire drôle. L’on n’en finirait plus de raconter la palette expressive d’Alexander Paley et le génie lisztien… au lecteur, signalons encore la démentielle horlogerie de la Rhapsodie en fa mineur n°14, prenant naissance dans l’aura de son hymne médian, le raffinement de la suivante, la ravélienne dix-septième, enfin la ferveur inégalée de la dernière (n°19 en ré mineur). Salué deux étés plus tôt dans un magnifique programme russe [lire notre chronique du 17 juillet 2015], l’interprète, qui ne dédaigne pas notre aujourd’hui [lire notre critique du CD Jean-Louis Agobet], vient de faire entendre cette infinie modernité de Liszt, toujours à redécouvrir. De retour chez soi, c’est dans l’ineffable fumé d’un juhfark du Somló qu’on médite cette précieuse soirée.

BB