Chroniques

par marc develey

récital Andreï Korobeinikov
soirée Ferenc Liszt

Auditorium du Louvre, Paris
- 8 février 2012
le jeune pianiste russe Andreï Korobeinikov photographié par Carole Bellaiche
© carole bellaiche

Années de Pèlerinage et Consolations, pièces d’un romantisme méditatif, sont somme toute œuvres de figuration, n’étaient que les paysages invoqués sont intérieurs et que la musique s’essaie à en incarner dans le son et dans le cours intime de l’écoute les variations les plus fugaces des textures émotionnelles autant que les élans les moins réprimés des mouvements affectifs.

Dans un son clair en ses résonances mystérieuses, Andreï Korobeinikov ouvre le volet italien, S.161, de la deuxième desAnnées, d’un Sposalizio habité d’une tension quasi-amoureuse vers le silence. Quelques explosions de ferveur toute lisztienne se résolvent en arpèges quasi ravéliens, descendant vers le murmure dans un son robuste et enveloppant dans la lumière d’un rubato serein.

Funèbre, Il penseroso impose, dans le bougé torturant de son harmonie, un son hiératique, presque ivre d’une lenteur qu’on aurait pu vouloir plus pathétique encore. L’ostinato prophétique des croches pointées double, très en fond de temps, font dans l’ultra-grave comme un raclement douloureux, dans une somptueuse attention aux résolutions et au décours âpre du désir.

Petit tableau coquet après tant de gravité, la Canzonetta del Salvator Rosa, par endroit quasiment ironique, nous est offerte dans un sautillement sobre et chantant, toujours très en fond de temps sur des syncopes inscrites au jeu d’une touche ferme et percussive. Si le Steinway noie parfois les aigus, l’émotion, ciselée jusqu’au cœur de note dans un rubato dont la charpente est celle du désir, fait du Sonetto 47 del Petrarca un chant délicieux, lové dans un son crémeux et détouré venant parfois en écho comme de très loin dans les velours d’une pédale généreuse.

En sa rhétorique quasi-récitative et ses extensions presque douloureuses dans leur brusquerie de la dynamique, le Sonetto 104 del Petrarca laisse ensuite entendre, soudainement, l’excès sans ironie de cette musique qui s’abouche aux infinis d’une traduction instantanée des affects ; et c’est sublime de ciselures et de contrastes, sans préciosité convenue. Ainsi dans la pièce suivante, Sonetto 123 del Petrarca, le pianiste assume-t-il pleinement la préciosité des trilles et des emphases, jusqu’à l’excès de contraste, entre sur-assertivité de la phrase musicale et énonciation raffinée d’un fil thématique tout juste harmonisé. Musique réellement déplacée par rapport à notre sens contemporain de la pudeur (qui norme les affects et délie les corps), en laquelle se marie la plus grande intériorité avec la démonstrabilité la plus extrême.

L’Après une lecture de Dante final nous laisse sur notre faim.
Certes prometteuse en son ouverture baignée dans un legato mystérieux, la plus ambitieuse des pièces de l’opus peine sur la longueur. Sise en ses mesures liminaires dans un mezzo forte sans excès prophétique, le mystère des écroulements graves, et l’inquiétant murmure crescendo du thème, la Fantasia quasi una sonata s’installe vite dans un son trop mafflu, tournant et parfois confus, la main droite écrasée dans les résonnances peinant à s’imposer sur une gauche trop robuste. Les accents voluptueux qu’on devine au thème en augmentation prennent une couleur forcée et les traits les plus gracieux sont évacués dans la crue des notes. Quelques trilles liquides et mystérieux contrastent pourtant ; mais même les explosions fortissimo se semblent pas habitées du degré d’engagement qu’on a cru constater dans les numéros précédents. Les dernières mesures, comme toujours fort soignées, n’enlèvent pas l’impression que le pianiste ait pu ici courir après une musique qui ne s’est pas laissé incarner.

En seconde partie, les émouvantes Six consolations S.172 offrent une belle et délicieuse unité. La touche est claire, le son ciselé à traits précis. L’Andante con moto se montre délicieux de tendresse dans un rubato fraternel. Le Poco piu mosso (n°2) délivre un chant d’une grande sobriété, dans des chaleurs semblables à celles des futurs mouvements lents de la Sonate en si mineur ; la touche est ronde, les arpèges quasi-perlés délicieux – et l’ensemble enchante. Résonnances amoureuses et d’une sobriété quasi-mystique au célèbre Lento placido qui ne dément pas son nom – consolation en effet, d’une simplicité étourdissante dans un son à la fois très en pâte et fort détouré, allant l’amble d’une chansonnette murmurée jusque dans la vapeur des charmes finaux. Les trois derniers numéros sont délivrés dans cette humeur, et malgré quelques étonnements dans le rubato, s’en vont chantant dans une musicalité fine inscrite aux formes les plus infimes du désir (ou l’infini, comme on voudra) de laquelle les mots n’ont pas grand-chose à dire.

Le concert s’achève sur la Première Méphisto Valse « La danse à l’auberge du village » S.514. Œuvre d’un Liszt coruscant et virtuose, en apparence assez éloigné des ciselures des pièces antérieures, elle est délivrée dans une virtuosité soutenue, aux accents moussorgskiens peut-être, tchaïkovskiens parfois. On n’y regrettera juste que le Steinway ait du mal à tenir l’accord.

Comme souvent généreux, Andreï Korobeinikov clôt la soirée de quatre bis. Le très lisztien Poème Op.32 n°2 d’Alexandre Scriabine, aux résonnances tour à tour liquides et furieuses, est suivi d’un sur-explosif Prélude en sol mineur Op.23 n°5 de Sergueï Rachmaninov, d’une musicalité toute romantique en sa partie centrale. La quatrième des Bagatalles Op.126 de Ludwig van Beethoven, est délivrée dans un rythme effréné : touche percussive et moires vaporeuses. D’Alexandre Scriabine à nouveau, L’Étude en ut dièse mineur Op.42 conclue le récital dans la virtuosité dramatique de ses draperies d’aurores boréales.

MD