Chroniques

par david verdier

récital Andreas Staier
œuvres de d’Anglebert, Couperin, Fischer, Froberger et Muffat

Théâtre des Bouffes du nord, Paris
- 18 novembre 2013
Tombeau de M. de Blancrocher par Andreas Staier aux Bouffes du nord (Paris)
© dr

Chut !... Andreas Staier est encore dans la coulisse. Contentons-nous pour l'instant d'observer la belle allure de son instrument sous la lumière rasante qui détaille les beaux pigments de cinabre et les irrégularités du mur de fond. Il ne s'agit pas de cet anonyme du XVIIe siècle capté dans le récital Pour passer la mélancholie récemment paru chez Harmonia Mundi. Cette copie moderne (1988) s'inspire d'un prestigieux clavecin de 1636 signé Andreas Rückers et ravalé par Henri Hemsch en 1763. La dernière fois que nous l'entendions résonner, c'était ici même et quasiment deux ans jour pour jour, sous les doigts de Gustav Leonhardt, à l'occasion de son dernier récital. En écoutant la version Louis Couperin du Tombeau de Blancrocher et, en seconde partie, ce prélude non mesuré de Jean-Henry d'Anglebert, on ne peut s'empêcher de penser à ces mêmes pièces, comme un écho éloigné de l'art du vieux maître qui offrait au public ce soir-là ce qu'il lui restait de force et d'inspiration. D'où vient que cette « mélancholie », référence commune aux pièces ici rassemblées par Staier, rappelle inconsciemment celui qui régna sur le clavecin durant un demi-siècle ? On en viendrait presque à remercier les si peu discrets cracheurs de poumons de la première partie de nous sortir de cette rêverie et nous rappeler au temps présent.

La Suite en la mineur XXX de Johann Jakob Froberger dessine en trompe-l'œil une tristesse moins existentielle qu'il n'y paraît. Son lamento initial déplore cet épisode biographique qui laissa le compositeur sans le sou après qu'il ait été dévalisé par des brigands sur la route d'Angleterre. Des paravents d'accords discrets s'agitent dans les volutes fuligineuses d'une basse continue un brin monochrome.

Très différente, la Fugue grave d'Anglebert, initialement écrite pour orgue, trouve dans l'ambitus discret du clavecin un équivalent relativement modeste, surtout dans la reprise du thème au registre supérieur. Staier fait de l'indication Fort lentement une invite plus coloriste que narratrice à dégager la subtile gradation de gris dans les timbres de l'instrument. D'une certaine manière, c'est le même sentiment qui domine dans les extraits de la Suite en ré mineur « Urania », elle-même extraite du Musicalischer Parnassus de Johann Caspar Ferdinand Fischer. La Toccata perd en liberté ce qu'elle gagne en précision, notamment ce staccato un peu court et en surface. La Passacaglia séduit par la couleur et les rinceaux de notes, au prix d'un dur combat entre une basse continue autoritaire et ce thème ostinato qui passe d'une main à l'autre sans qu'on le remarque.

Pas un sourire dans ces pièces graves dont le fa majeur ne regarde jamais vers le ciel. Un Couperin puisant l'inspiration de ces danses graves dans une couleur liturgique dont seule la Courante semble chercher à s'émanciper, même si le jeu noble et pur d'Andreas Staier ne sacrifie guère au badinage. On aime particulièrement la façon dont il varie les textures et les élans de la Chaconne dans les retours de phrases en rythmes pointés. Un subit changement de lumière suffit à faire réapparaître cette mélancolie dans le dernier morceau – ce Tombeau de M.de Blancrocher. Louis Couperin n'est pas le seul compositeur à avoir honoré la mémoire du luthiste Charles Fleury, sieur de Blancrocher. On trouve ainsi des Tombeaux de Monsieur de Blancrocher chez François Dufaut et Denis Gaultier (« le jeune Gaultier »). La version de Froberger est célèbre pour cette curieuse conclusion imitant d'une gamme descendante la chute fatale du musicien dans son escalier. Point de trivialité chez Louis Couperin, même s'il faut concéder çà et à quelques allusions au tragique fait divers, notamment sous la forme de petites figures descendantes.

Dans la deuxième partie du programme, le public paraît enfin décidé à écouter la musique – la remarque est loin d'être anodine quand on pense à la fragilité de la résonance et l'effort non négligeable qu'il exige des auditeurs. L’interprète ne semble pas insensible à cette atmosphère apaisée, si l'on en croit une projection moins timorée ainsi qu'un gain notable dans la clarté des articulations. On est ici sur les sommets sans vraiment distinguer qui, de Fischer, Clérambault, Muffat ou d'Anglebert, emporte la palme. Chez ce dernier, l'intelligence le dispute à la finesse quasi-chorégraphiée des longues et belles déclamations. Les ornements suspendus du Tombeau de M. de Chambonnières respirent.

L'austérité somptueuse des extraits du Premier Livre des pièces pour clavecin de Louis-Nicolas Clérambault offrent de l'instrument une alternance magnifique de satin et de matité, d'une beauté à couper le souffle. La Passacaglia de Georg Muffat jette ses fusées dans ce ciel calme où désormais roulent et éclatent des gerbes de feu.

Pour définitivement « passer la mélancholie », une dernière étape consistera à baigner ces braises encore fumantes dans les efflorescences glacées du Lamento sur la douloureuse perte de sa Majesté royale Fernando IV, roi des Romains, extrait de la Suite en ut majeur XII de Froberger…

DV