Chroniques

par bertrand bolognesi

récital Anna Clare Hauf et Wolfgang Kogert
œuvres de Cathy Berberian, Hugues Dufourt, Katharina Klement,

Olivier Messiaen, Enno Poppe, Dieter Schnebel et Zsigond Szathmáry
Wien Modern / ORF RadioKulturhaus, Vienne
- 14 novembre 2017
la compositrice Katharina Klement, jouée au festival Wien Modern, novembre 2017
© rania moslam

Pour sa trentième édition, Wien Modern, rendez-vous incontournable de la création, décide de mettre en vedette la musique française. Aux côtés de ses figures habituelles, Hugues Dufourt en quasi tête d’affiche, on rencontre des compositeurs venus de toutes parts. D’autres paquebots croisent leurs eaux dans celles du Danube via ce canal, comme des productions en tournée qui font escale. Dans le choix de la période à laquelle se rendre à ce vaste festival qui commençait le 31 octobre et finira le 1er décembre, il nous a semblé justifié d’assister à des concerts relativement rares, voire inédits, plutôt que d’y suivre les événements dont on sait qu’ils furent donnés devant notre porte ou qu’ils le seront prochainement.

Ainsi ce bref séjour à Wien Modern ne se penche-t-il pas sur les classiques que sont devenus la Turangalîla Symphonie de Messiaen, Les espaces acoustiques et Quatre chants pour franchir le seuil de Grisey, ni sur le cycle Brueghel de Dufourt [lire notre chronique du 25 septembre 2004] ou ses Passage du Styx d’après Patinir [lire notre chronique du 6 mars 2015], Dawn Flight, Burning bright ou Apollon et les continents (d’après Tiepolo), pas plus que sur J’accuse de Schoeller [lire notre chronique du 8 novembre 2014]. Préférant partir à la rencontre des créateurs autrichiens (sans pour autant retrouver l’EIC et l’Ircam, à l’œuvre dans Le Encantadas signé Neuwirth), c’est par un programme organistique et vocal que nous commençons aujourd’hui, donné dans la Großer Sendesall de l’ORF RadioKulturhaus – autrement dit l’auditorium de la maison de la radio (Österreichischer Rundfunk).

Bien qu’engagé dans le répertoire baroque qu’il défend activement sur instruments anciens dans de nombreux festivals et à la tribune de la Hofburg, l’organiste Wolfgang Kogert, par ailleurs continuiste à la Salzburger Camerata (entre autres orchestres), se passionne pour la musique de son temps, comme en témoignent plusieurs récitals et quelques œuvres qui lui sont dédiées. Le 18 avril 2015, il créait ici-même Drift de la Styrienne Katharina Klement (née en 1963) [photo], page où intervient l’électronique en temps réel, ce soir régie par la compositrice – le public la retrouvera le 26 novembre lors d’un concert acousmatique (peripheries 1–5, 2014/16), puis avec Verführung (2017) pour récitante, piano et électronique qu’elle créera le 27, avec la romancière Marlene Streeruwitz. Conjuguant d’emblée les instruments, d’assez énigmatiques sonorités flûtées propulsent l’écoute vers un autre espace acoustique, reflet d’un attachement à ces questions. La pièce trouve sa matière dans la sédimentation de strates, parfois austères parfois plus colorées, avant un ostinato aigu sur lequel s’agglomèrent des bruissements qui s’amplifient jusqu’à vrombir. Après une section plane, faussement immobile, un nouveau geste se dessine, traversé d’échos glissés, d’une couleur presque vocale, dont le flux se radicalise sur une granulation plus acide. Après une altière péroraison, Drift (Dérive) s’éteint en un souffle subtil.

À la Konzerthaus de Berlin, le soprano Silke Evers donnait en solo la première de Wespe (Guêpe), le 23 juin 2005. L’écrivain allemand Marcel Beyer, dont le roman Kaltenburg fut salué par la critique (paru en traduction française chez Métailié en 2010), écrivit spécialement un poème qui, en défiant la peur généralement inspirée par le dangereux insecte, invite la langue à s’aiguiser pour une littérature plus vive. Wespe est chanté ce soir par le mezzo-soprano Anna Clare Hauf. Les mots s’étirent dans la danse aérienne du bestion qu’il s’agit de charmer afin d’apprendre d’elle, en six minutes environ, le venin nécessaire au dire impératif.

Retour au clavier avec les Chants d’oiseaux extraits du Livre d'Orgue de Messiaen (1951), luxueusement respirés par l’excellent Wolfgang Kogert – ainsi la french touch du festival gagne-t-elle le menu. S’ensuit l’inépuisable Stripsody écrit et créé par Cathy Berberian en 1966 [lire notre chronique de l’ouvrage de Marie Christine Vila] : la partition reproduit onomatopées et dessins tirés de comics ou proprement inventés, qui tracent le parcours à interpréter, psychédélique et drôle. Après l’irrésistible cri de Tarzan, Anna Clare Hauf s’investit dans cette œuvre située au delà des genres – It’s a bird est d’ailleurs le titre de la soirée, tour à tour oiseau, Superman et, finalement, malheureux diptère écrabouillé sans pitié. Alors que le sourire est sur tous les visages, l’organiste se lance dans These livid flames (Ces livides flammes) d’Hugues Dufourt (2014), opus né le 26 juillet 2014 à Haarlem, par Bernhard Haas, son dédicataire, et joué ce soir en première autrichienne.

La Guerre du Golfe dura un peu plus de six mois, avec une telle violence que les autorités étasuniennes décidèrent d’en censurer les images, trop conscientes d’une armée guère à son avantage. Aux atrocités commises en Irak succédaient immédiatement les terribles conflits de l’ex-Yougoslavie, ô combien meurtriers. Dans ces bruits de bataille où Michael Jarrell concevait sa Cassandre [lire notre chronique du 20 octobre 2017], Dieter Schnebel (né en 1930), dont Visible Music I n’avait pas enchanté notre confrère [lire notre chronique du 28 avril 2011], écrivit Lamento di Guerra (1991) pour mezzo-soprano et orgue (dont la partie instrumentale peut aussi être confiée à l’accordéon ou à un synthétiseur, précise la partition). Mechthild Seitz et Klaus Martin Ziegler l’inaugurèrent lors des Berliner Festwochen, le 29 septembre 1991. Attaqué par un wood-block, l’œuvre se présente d’abord comme une déploration méditative où la voix oscille tristement sur des tenues d’orgue fort dépouillées. Bientôt, l’agressivité de la percussion vient ponctuer le motif vocal, gémissement répété en rituel expiatoire. Alors que l’expression s’apparentait encore au chant, elle convoque soudain une raucité nettement brutale que l’orgue saupoudre d’inserts fragmentés. Cris, enrouement, pleurs étranglés, halètement… avec une énergie furieuse, le registre de la douleur et de l’angoisse est entièrement exploré. Lamento di Guerra se conclu dans un chuchotement recueilli.

Le 29 août 2015, c’est également Bernhard Haas qui créa Moving colours de Zsigmond Szathmáry (2006), en l’église Saint-Martin de Dudelange (Luxembourg). Après avoir apprécié Strófák orgonára és hangszalagra au festival CAFe Budapest [lire notre chronique du 13 octobre 2017], nous retrouvons la verve drue du compositeur et organiste hongrois, sous les doigts habiles de Wolfgang Kogert, ordonnateur de contrastes robustes. En début de récital, Katharina Klement était venue saluer ; à la fin, c’est au tour de Szathmáry, chaleureusement applaudi.

BB