Chroniques

par david verdier

récital Benjamin Alard
Johann Sebastian Bach

Cité de la musique, Paris
- 6 décembre 2012
le claveciniste Benjamin Alard joue Bach à la Cité de la musique (Paris)
© dr

Délaissant pour un soir les ors de l'Hôtel de Soubise, Benjamin Alard déménage son programme Bach à l'amphithéâtre de la Cité de la musique. Le noir-incarnat du Hemsch des collections du Musée jure comme jamais avec la décoration postmoderne du vrai-faux orgue. Pour ne rien arranger, il faut (comme toujours) subir ces interminables minutes où l'accordeur besogneux traficote à l'intérieur de la bête – avec un comique paravent qui le sépare des miasmes du public catarrheux venu braver les ans et le climat de cette toute proche fin de monde.

La première partie joue la carte de l'hétéroclite, associant formes et longueurs diverses dans une variation perpétuelle d'atmosphères. La quatorzième Sinfonia BWV 785 et Invention BWV 800 ouvre les débats par l'exposé de formes en apparence très simples qui vont se complexifiant. Le chiffre 14 n'est lui-même pas étranger à ce procédé de cryptage systématique. Derrière la signature discrète du compositeur, on apprécie la malicieuse utilisation par l'interprète comme signature de ce récital. Le petit motif passant d'une main à l'autre cède la place à un travail plus ambitieux sur un motif descendant. Le jeu de Benjamin Alard sait alterner la noble stabilité des lignes et la délicatesse de ces vagues de notes qui se brisent sur des rivages virtuels. L'instrument seul impose une réserve immédiate. Peu contraint par un jeu trop « en dedans », les harmoniques sont relativement pauvres et la résonance timorée, ce qui n'aide pas dans une acoustique tant astringente.

Le petit Praeludium d'après Reincken BWV 965 se courbe mieux à cette légèreté du son, dans un mode assez proche de la peinture sur soie au registre aigu toujours fort mince, malgré l'appui de la main gauche dans la série d'accords répétés. Au centre de cette première partie, la Suite anglaise en la mineur BWV 807 donne la pleine mesure de l'étendue des talents de l'interprète qui met en valeur les qualités parfois rétives de son instrument. Tout le début (jusqu'à la Sarabande) est marqué par le souci d'une agogique « agglomérante » qui double en l'effaçant la théâtralité très affirmée du propos. Qui trop embrasse mal étreint…

La Sarabande est elle-même très ornée (ourlée ?), mais d'une teinte si janséniste qu'on a du mal à y retrouver la sensualité qui nous est chère. Les Bourrées I et II filent tout droit, la main gauche picotant (pilotant ?) un phrasé un peu dur. Par opposition, la gigue s'alanguit en insolites moiteurs qui dispersent les lignes dans un climat improvisé. Le Prélude et fugue BWV 846 du Clavier bien tempéré s'invite inopinément dans cet album de souvenirs. Sans doute pas tout à fait dégagé de son aura laborieuse et scolaire, la vision ne s'impose pas vraiment.

Découverte récemment, la Fantaisie en ut mineur BWV 1121 se présente sous la forme d'une tablature d'orgue en quatre parties. Il n'est pas certain que le jeu sur clavecin donne toute sa dimension à une pièce aussi brève que dense et qui mériterait davantage que de peu commodes changements de registration par manettes. On appréciera en revanche le Ricercare à trois, extrait de l'Offrande musicale, dans lequel la virtuosité en creux dégage progressivement la présence de deux contre-sujets révélateurs de cette approche en trompe-l'œil et fausse simplicité.

Tout l'espace de seconde partie est dégagé pour y faire entendre l'Ouverture à la française BWV 831, monument classique érigé par Bach à l'amour et à la connaissance des formes Grand Siècle inspirées par Lully. Les onze pièces magnifient la pensée et le discours de la danse. Oubliées les harmoniques en deçà et la sonorité parcimonieuse : le clavier sonne à présent dans toute sa dimension musicale avec le luxe apparent du peu d'effort à fournir pour l'obtenir. Aux ornements nerveux et un peu flous de l'Ouverture succèdent une courante tic tac au tout début de la fugue. Gavottes et passepieds s'attendrissent heureusement, sans le besoin de marquer systématique tous les changements de rythmes par des attaques trop verticales. Dans l'écho, les jeux de réponses avec et sans sourdine (sur deux claviers) créent un effet de rapprochement-éloignement que Benjamin Alard se contente de pointer sans les surligner par affection ostensible. Le jeu de luth fait merveille par une sonorité très ondoyante qui tranche avec les réponses très franches et affirmées au premier plan.

Ouvrant et concluant le programme, le chiffre 14 réapparaît dans le Contrepoint inachevé de l'Art de la fugue, sans rien de métaphysique pourtant… très loin de la densité insoutenable de Glenn Gould mais avec la volonté de dégager la pièce du vrai-faux mystère de son inachèvement. Le parti pris d'une page accidentellement perdue (et donc non interrompue par la mort du compositeur) se retrouve dans un jeu détaché et presque en surface. La musique s'arrête inopinément sur le mode de l'accident, plutôt humoristique. Les applaudissements nourris font revenir le claveciniste par deux fois, pour les Contrepoints V et VI (même opus), avec sérieux et concision.

DV