Chroniques

par cecil ameil

récital Boris Berezovsky
œuvres de Godowsky, Liszt, Medtner et Rachmaninov

Conservatoire Royal, Bruxelles
- 13 février 2006
Godowsky, Liszt, Medtner et Rachmaninov par Boris Berezovsky à Bruxelles
© dr

Imaginez un très grand brun costaud de trente-sept ans, au regard à la fois ouvert et concentré, qui s'installe calmement au piano et se lance dans l'interprétation d’une seule traite des Douze études d'exécution transcendante S.139 de Ferenc Liszt. Il est moscovite et l'on entend la patte de l'école russe : un jeu puissant, aux graves enivrants, aux élans symphoniques, à la fièvre palpable. Avant la moitié du concert, l'homme, complètement en immersion, se met déjà à transpirer. L'œuvre est d'une difficulté extrême. À son comble, la salle boit littéralement le son qui jaillit de l'instrument, comme les mots d'une bouche grande ouverte, jusqu'à l'apothéose finale – un Chasse-neige balayant toute résistance.

Le pianiste a bien enregistré cette œuvre chez Teldec, en 1996 ; quelques autres l'ont également fait. Seulement, c'est autre chose que d'en jouer l'intégralité au concert, totalement inhabituel. À voir ses mains successivement bondir et parcourir le clavier dans les deux sens, conduites par des yeux souvent mi-clos, on est, bien sûr, saisi par l'audace de l'interprète qui nous parle de bout en bout avec une telle clarté : en particulier Mazeppa, Feux follets ou Wilde Jagd sont taillés dans le même matériau, produit d'un manège ahurissant ou de chevauchées fulgurantes. Et malgré cela, tout est calme, incroyablement maîtrisé, presque serein. La vrai magie est là : Boris Berezovksy joue avec une grande force et une incroyable virtuosité, sans précipitation ni ostentation. L'œuvre de Liszt réclame un engagement inouï : le résultat est extraordinaire à voir. Il reste qu’on attend du piano un discours qui transporte l'auditeur, pas seulement le spectateur.

Les deux préludescalmes du recueil (Paysage et Ricordanza) attestent de la faculté de l'artiste à offrir autre chose qu'un matériau brut ou des éclats – comme dans les deux premières pièces (Preludio et Étude), emportées dans un même élan. Tout en conservant la même densité de jeu, le Russe peut soudain se faire paisible. Nostalgie et tendresse ont alors une puissance évocatrice comparable au désespoir, présent dans tout cet opus (insistant dans l'Étude n°10).

Malgré les prouesses techniques, le toucher demeure incroyablement expressif, grâce à un très net délié, à un recours économe de la pédale, mais sans donner jamais l'impression d'un son haché : on le sent fort bien dans Vision, Eroica et, surtout, dans le célèbre Harmonies du soir, joué avec une intensité phénoménale. Il n’est pas un seul temps mort dans toute l'exécution, c'est incroyable.

En bis, sans se faire prier, malgré la prouesse dont il vient de faire preuve, Boris Berezovksy interprète successivement une transcription de Sergueï Rachmaninov, une valse de Leopold Godowsky et Conte de fées de Nikolaï Medtner. On y retrouve la même intensité, en particulier dans Medtner dont le Conte est rendu totalement effrayant, alors que l'interprète, juste auparavant, se montrait étonnamment délicat dans la valse – Monsieur Berezovksi, seriez-vous une réincarnation fusionnée de plusieurs grands pianistes du XXe siècle ?

CA