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Chroniques
récital Boris Berezovsky
œuvres de Chopin, Liszt et Schumann
Déjà l'on entendait Boris Berezovsky à Bruxelles dans une magistrale interprétation des Études d'exécution transcendante de Liszt [lire notre chronique du 13 février 2006], jouées en un jet, sans pause ; l'homme transpirait comme un animal et tenait l'énergie de bout en bout, dans une lecture à la fois virtuose et musicale – une vraie prouesse !
Outre sa carrure physique, Berezovsky est un pianiste totalement virtuose – comprendre qu'il joue avec une aisance et une vélocité confondantes, un son d'une très grande clarté dans chaque registre, capable de passer rapidement d'une incroyable ampleur à un murmure saisissant. Son entrée en scène nous renseigne sur son caractère : celui d’un artiste qui suit son instinct, comme galvanisé par les difficultés techniques à venir. De fait, ses compositeurs de prédilection s’appellent Godowsky, Liszt, Medtner et Rachmaninov. Soucieux de traduire la voix intérieure que lui renvoie son oreille interne, ce pianiste joue dans un état de transe – « possédé, comme un chaman », rapportait il y a trois ans l'interview de Xavier Flament.
Assurément, à quarante ans justes, le musicien possède les attributs d'un phénomène. Cela suffira-il à en faire un grand pianiste dont le nom et les enregistrements resteront des références, de la trempe d'un Gould, d'un Richter ou d'un Schnabel ?... Boris Berezovsky n'est pas semblable à son compatriote Grigori Sokolov : il ne cherche pas à faire de la musique de chambre une œuvre symphonique et n'appuie pas ostensiblement sur chaque accent de la partition. Il n'agit pas non plus comme une simple « mitraillette du clavier » et cherche à l'évidence à partager une inspiration, un feu intérieur. Pourtant, le concert de ce mardi nous laisse sur notre faim.
Le choix des œuvres, tout d'abord : passé un morceau de choix, une pure merveille de l'histoire du piano que les Davidsbündlertänze Op.6 de Robert Schumann, les deux tiers de la soirée sont consacrés à Ferenc Liszt, à travers quatre des Études d'exécution transcendante et l'incroyable Sonate en si mineur S.178 – le changement de programme de dernière minute (quatre Lieder de Schubert transcrits par Liszt initialement prévus) ne modifie pas cette relative absence de diversité. Malgré un Chopin emballé en bis, on regrette de ne pas avoir entendu Medtner ou tout autre compositeur moins connu qui aurait permis d'apprécier plus largement la palette du pianiste.
La deuxième partie du concert est donnée dans la vitesse : sans doute ne faut-il pas plus de quinze ou seize minutes – comparé, par contre-exemple, aux trente minutes de Krystian Zimerman, un peu lent il est vrai – pour faire jaillir les feux de la Sonate dans une succession de contrastes presque suffocante, suivie en rappel de deux Valses de Chopin, survolées comme en relâche, certes jouées avec une douceur extrême mais confinant à la joliesse, peu investies, presque dépourvues d'âme.
La brutalité avec laquelle le Russe s'empare ici de Liszt surprend beaucoup : à la suite des deux études Mazeppa et Feux follets, superbes, Wilde Jagd et Harmonies du soir sont déjà sensiblement plus musclés, sans que cela se justifie ; car ce que l'on gagne en gesticulation spectaculaire, on le perd en intensité musicale. Mais c'est la Sonate qui paraît le moins convaincant : comme tapis sur le clavier, épaules et bras ramassés, le pianiste y déploie une force incroyable en une étourdissante fulgurance, pour une « interprétation-marathon ». Impressionnant, il est vrai, mais peu musical. On n'a pas le souvenir d'une expérience à ce point technique et rébarbative sous les doigts de Richter, Horowitz, Ránki ou Barenboim, pour ne citer que ces interprètes. Soudain il devient malaisé de suivre Berezovsky lorsqu'il dit par ailleurs que « le problème de la virtuosité, ce n'est pas la technique mais l'oreille » (même source qu'au deuxième paragraphe)…
Heureusement, Schumann est là, avec ses Davidsbündlertänze. Plus d'une demi-heure de ravissement (malgré quelques échappées brutales) sous les doigts habités et l'esprit concentré à l'extrême d'un pianiste cette fois capable de toucher l’auditeur et d’approcher le sublime. Une difficulté particulière de cette œuvre vient de la multiplicité des dix-huit tableaux, ou humeurs, qu'il convient de traduire dans leur diversité : c'est avec une indéniable grâce, dans un jeu intense, usant de contrastes maîtrisés et sans outrance, que Boris Berezovsky captive la salle, saisie par le jeu de facettes de Florestan (le fougeux), Eusebius (le tendre) et Maître Raro (le sage).
CA