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Chroniques
récital Cédric Pescia
œuvres de Beethoven, Schubert et Schumann
C’est au piano romantique qu’est dédiée notre seconde soirée tunisienne [lire notre chronique de la veille], l’Octobre musical de Carthage accueillant cette fois Cédric Pescia, en partenariat avec l’Ambassade de Suisse. On retrouve avec enthousiasme une jeune assemblée, les oreilles ouvertes… outre un doux chat mélomane. Beethoven, pour commencer, avec sa tardive Sonate en la bémol majeur Op.110 n°31, dont le pianiste embrume salutairement l’attaque du Moderato cantabile, pris dans une respiration ample qui induit un singulier velours au résultat. Jamais effusif et moins encore brutal, Cédric Pescia livre, après un mouvement médian un rien heurté, un Adagio formidablement schubertien – si tant est qu’à ce nom se puisse associer un tel qualificatif – dont le jeu de répons étiré sur la distance du clavier annonce l’Andante de la Sonate en si bémol majeur D.960, cadette de sept ans. L’exploration arpégée demeure nettement beethovénienne, cela dit, dans une pédalisation rendue savamment « vaporeuse » par la haute coupole de l’Acropolium. La fugue bénéficie d’une saine clarté où s’entend la fréquentation assidue de la musique de Bach par l’interprète du jour – son retour gagnera une aura presque händélienne, ce qui est faire honneur à l’admiration du compositeur pour le Saxon. L’impact de la main gauche se fait pédale organistique, avant la citation un rien emphatique du thème.
1828, juste après la Sonate D.960 évoquée plus haut, Franz Schubert achève les Drei Klavierstücke D.946 ; il s’éteint quelques jours ensuite. Depuis leur création par Brahms quarante ans plus tard, il est convenu de les jouer ensemble, comme un cycle cohérent formant une suite d’impromptu, voire trois mouvements éventuels d’une sonate nerveuse. Le jeune homme se lance avec fièvre dans l’Allegro assai, sorte de « coup de chaud » du récital. L’urgence est extrême, par-delà un rubato parfois appuyé et un point d’arrêt comme d’épuisement. La parenté s’inverse judicieusement : son Beethoven sonnait Schubert de même qu’à plusieurs égards son Schubert sonne Beethoven ! Ainsi du second thème, à peine infatué, auquel répond la reprise du premier, dans une sorte de faiblesse discrète, pour ainsi dire. Le Lied central, Allegretto, est traversé d’une tendresse irrésistible, quand bien même son second thème affirme un nerf sûr. La demi-teinte intrigue sans livrer ses secrets. Quoiqu’arborant une assise rythmique inventive, l’ultime épisode (Allegro) convainc moins, l’instrument et l’acoustique brouillant quelque peu son fougueux final.
Il y a sept ans, Cédric Pescia gravait les dix-huit pièces à former les Davidsbündlertänze Op.6 de Robert Schumann, un compositeur qu’il joue beaucoup. Cette page délicate sonne après l’entracte, dans une remarquable ciselure du chant, dès ses premiers pas. Le parcours quasiment « à programme » dans ces danses souvent déguisées s’articule sur un velours indicible, que ne contredit pas fondamentalement la lumière rieuse des roboratifs staccati à venir (mit Humor). Le musicien ne se permet aucune laisser-aller et maintient une densité cependant aimable à un chant pudique (einfach). Au farouche volontarisme (sehr rasch) succède une harpe exceptionnellement phrasée qui nous fait dire que l’artiste a rencontré l’instrument (ce n’était pas le cas dans la première partie du récital). Alternance de vaillance, d’ardeur même, et d’un relief parfois orchestral (nicht schnell mit äußerst starker Empfindung) avec une ferveur chorale, la lecture de Pescia prend peu à peu de la hauteur, jusqu’à l’énigmatique tombée du ciel – Wie aus der Ferne, de même esprit que l’étrange Der Dichter spricht qui conclut l’opus 15 (Kinderszenen). On pense à la suspension de la voix, dans les Lieder de Schumann : le dernier morceau reste ouvert, s’endort, ose-t-on, plutôt que de finir, ce que notre pianiste suggère subtilement.
À la brise suave de la nuit tunisienne d’en prolonger la rêverie…
BB