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Chroniques
récital Caroline Sageman
œuvres de Chopin, Debussy, Liszt et Ravel
Déjà dix ans se sont écoulés depuis le premier grand récital parisien de cette ravissante pianiste française, lauréate du Concours Chopin à l'âge de dix-sept ans. Digne héritière de Claudio Arrau par la filiation de Merces De Silva Telles (l'une des rares élèves du maître), Caroline Sageman fait toujours de ses concerts de précieux et puissants moments d'intimité qu'elle partager avec chacun de nous individuellement. Dans le cadre de la vingt-et-unième édition du Festival Chopin, elle donne une nouvelle fois des gages de sa parfaite compréhension, non pas seulement de la musique mais de l'univers romantique dans ce qu'il peut avoir de lyrique, de spirituel et aussi de structuré. Elle montre à nouveau qu'elle n'a pas simplement ce lyrisme artificiel et narcissique de l'épanchement, mais celui, plus créatif et parfois intellectuel, qui transmet l’émotion.
Le récital comporte trois sections : une séquence Chopin, un moment de musique française, enfin un époustouflant programme Liszt. Caroline Sageman donne aux Cinq Mazurkas Op.7 une ampleur et un foisonnement qui les arrachent quelque peu de leur torpeur répétitive et un rien scolaire, voire de leur matériau initial : la danse folklorique polonaise. Intelligemment complétées par le redoutable Rondo en fa majeur Op.5 « à la Mazur », joué avec toute l'incandescence et la virtuosité de circonstance, ces mazurkas trouvent leur entier développement et leur « explication de texte » dans l’enivrant rondo aux mille résonances polonaises nostalgiques en mode lydien si caractéristique. Le Scherzo en ut # mineur Op.39 n°3 n'est plus l'œuvre de l'adolescent des opus 5 et 7 qui n'avait guère plus de quinze ans, mais celle d'un homme de près de trente ans qui n'a plus qu'une poignée d'années devant lui : c'est une pièce aux thèmes amples, généreux, et à la sophistication absolue. La pianiste en transmet tout le déchirant romantisme. Son jeu est puissamment physique, attentif au moindre détail comme à l'ensemble ; c'est bien à cela aussi qu'on reconnaît une grande artiste : lorsqu'elle ne joue plus seulement avec ses doigts mais avec son corps tout entier engagé dans la bataille.
Pour la partie centrale sur le thème de l'eau, regroupant le Debussy des Jardins sous la pluie (extrait des Estampes) et le Ravel des Jeux d'eau, le dieu des musiciens est sans doute avec nous, ou bien est-il sous le charme de Caroline Sageman puisque la pluie s’abat avec générosité sur l'Orangerie de Bagatelle au milieu du récital, ruisselle bruyamment sur les vitres, donnant une fantastique impression acoustique, surréelle, où l'eau diversement rendue par les deux compositeurs français trouve sa réponse dans ondée estival inattendue. La pianiste est tout aussi à l'aise dans ce subtil répertoire« impressionniste » que dans le romantisme pur et dur.
Sous le déluge, le récital se termine par deux œuvres de Ferenc Liszt : Vallée d'Obermann (extrait des Années de pèlerinage) et Saint-François de Paule marchant sur les flots (Légende n°2). Liszt résumait sa mission de compositeur à injecter de la poésie dans la musique pianistique. Ces pièces font mesurer à quel point il y réussit. Elles marquent sa volonté de faire de la musique à programme, comme avec ses poèmes symphoniques, mais aussi de dépasser les cadres de la narration musicale pour tendre au spirituel et au métaphysique. Parfaitement en phase avec cet univers déchirant et complexe, Caroline Sageman nous accompagne sur ces hauteurs romantiques qui inspireront Wagner et Strauss.
Deux bis à ce concert tout de charme, dont un irrésistible tango plein de délicieux imprévu, comme cette persistante pluie d'été presque tropicale. Une réussite complète pour cette pianiste qui déclarait il y a peu travailler actuellement sur une sonate de Dmitri Kabalevski. Encore brûle-t-on de l'entendre aussi dans Rachmaninov !
FXA