Chroniques

par bertrand bolognesi

récital Dana Ciocarlie et Adela Liculescu
œuvres d’Armanet, Bernstein, Debussy, Dinescu, Enescu et Filtsch

Rencontres musicales Enesco / Automobile Club de France, Paris
- 1er octobre 2021
Huitièmes Rencontres Musicales Enesco de Paris, octobre 2021
© dr

Dans la salle de concert de l’Automobile Club de France s’ouvre ce soir la huitième édition des Rencontres Musicales Enesco qui, outre d’honorer une nouvelle fois la musique du maître roumain [lire notre chronique du 16 octobre 2017], programme l’intégrale en concert de son cursus pianistique, rendant ainsi hommage au cent quarantième anniversaire de sa naissance. Après les discours de son excellence M. Luca Niculescu, ambassadeur de Roumanie en France, puis de Mme Simona-Mirela Miculescu, ambassadrice extraordinaire et plénipotentiaire, déléguée permanente de la Roumanie auprès de l'UNESCO, la jeune Adela Liculescu (vingt-sept ans) gagne la petite scène de la bibliothèque. Lauréate au Concours International de Piano George Enescu de Bucarest cette année, elle fut également saluée par de nombreux autres prix (Berne, Bösendorfer, Pörtschach, etc.).

Avec deux pages de Carl Filtsch (1830-1845), prodige roumain arrivé à Paris à l’âge de onze ans où il devint élève de Chopin, mais emporté avant son quinzième anniversaire, alors même que sa carrière de concertiste prenait son élan, par la même maladie qui aurait raison de son maître quatre années plus tard. Nous entendons sa charmante Mazurka en fa# mineur Op.3 n°3 de 1843, servie par un toucher délicat, et dont la brève modulation bénéficie d’une lumière heureuse dans la mélancolie générale, très chopinienne. Introduit par un Andante interrompu, Adieu, la dernière page de l’adolescent, éditée à titre posthume, est un doux choral barcarollé en ut mineur dont le chant, doloroso, semble avancer déjà vers Brahms (cadet de Filtsch de trois ans).

De passage en France, dont elle parle élégamment l’idiome, comme nombre de ses compatriotes – il n’y a guère que les Français pour n’être capable de parler que leur propre langue (…et encore !) –, la musicienne donne ici le premier recueil d’Images (1905) de Claude Debussy, avec une sensibilité plus à son aise dans Reflets dans l'eau qu’avec Hommage à Rameau puis Mouvement qu’elle aborde avec une rigueur plutôt sévère. Pour finir, elle se lance dans les quatre épisodes à former la Suite en ré majeur Op.10 n°2 écrite par Enescu de 1901 à 1903. Après l’éblouissante Toccata, la poésie discrète de la Sarabande se déploie, plus lâche, puis survient la gracieuse Pavane, subtilement ornée. L’entêtante ritournelle de la Bourrée mêle à son assise néoclassique quelques traits lisztiens dont aisément Adela Liculescu se joue. À un public chaleureux est accordé en bis le huitième des Préludes du premier Livre (1909-1910) de Debussy, La jeune fille aux cheveux de lin, en gentille caresse.

Alors que l’on donne Œdipe à l’Opéra national de Paris [lire notre chronique du 23 septembre 2021], entendre le répertoire pour piano d’Enescu est une chance et le pouvoir apprécier sous les doigts de Dana Ciocarlie est une bénédiction. La pianiste et pédagogue franco-roumaine (qu’on ne présente plus) entame son récital avec la Suite Op.18 n°3, conçue entre 1913 et 1916, dont elle a choisi trois extraits. Et d’alors ciseler comme personne la triste mélopée de la Voix de la steppe (II) dont elle révèle un relief soudain orchestré, de toute beauté. L’artiste glisse ensuite une page de la compositrice Violeta Dinescu (née en 1953), Echo I de 1980, qui, avec ses toniques trépidations, cluster, volètements et cloches vient contraster sans incongruité le programme. Choral (VI) s’ensuit dans un recueillement porté haut. Sur l’aigu de l’instrument, Carillon nocturne (VII) tombe des cieux, jouant divinement avec des frottements harmoniques indicibles qui font nos délices.

Après ce premier acte qu’elle qualifie de spirituel, la musicienne s’attache à la danse, prenant dès lors appui sur le sol ferme. En guise d’amorce à une prochaine traversée de l’Atlantique, elle joue This is America (2019) de Jean-Pierre Armanet, une pièce qu’elle a elle-même créée le 13 janvier 2020, à Paris. Le récital se poursuit avec The Mask, cadence jazz de la Symphonie n°2 « The Age of Anxiety » (1949) de Lenny Bernstein qu’elle sert avec beaucoup d’esprit. Retour au pays, pour finir, avec la Rhapsodie roumaine en la majeur Op.11 n°1 qu’Enescu écrivit d’abord pour orchestre (1901) et qu’il transcrivit pour le piano près d’un demi-siècle plus tard – ainsi retrouvons-nous également le souvenir du Festivalul Internaţional George Enescu de Bucarest, cher à notre cœur [lire nos chroniques de septembre 2015, avec les concerts des Orchestra Națională Radio, Filarmonica George Enescu, Berliner Philharmoniker, Staatskapelle Dresden, San Francisco Symphony et l’Ensemble Profil, ainsi que le dossier de Gilles Cantagrel que nous éditions à l’automne 2019]. L’enchaînement des quatre mouvements, depuis la chanson souriante du Modéré jusqu’à la danse du Très vif, fait merveille.

En si bon chemin, Dana Ciocarlie ne s’arrête pas. Aussi offre-t-elle en bis un redoutable toccata inspirée à Paul Constantinescu (1909-1963) par les vignobles de la Dobrogée, sur les côteaux ouest de la Mer Noire, Joc Dobrogean, danse farouchement véloce à laquelle elle infléchit une tendresse inouïe. Après la dernière des Trois Pièces de 1951, la soirée se termine par « un tout dernier ? », comme le propose l’interprète, soit la deuxième : Cântec, exquise rêverie qu’effleure la danse, toujours.

BB