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Chroniques
récital Daniil Trifonov
Adams, Bartók, Berg, Cage, Copland, Corigliano,
Dans la vie d’un chroniqueur certains rendez-vous font l’objet d’une attention organisationnelle toute particulière ; le récital donné par Daniil Trifonov au Verbier Festival and Academy appartient à ceux-là. Pourtant, le critique a beau prendre toutes les précautions raisonnables, les aléas de la mobilité se chargent heureusement de démentir ses prévisions trop prudentes. C’est ainsi que les échos du quinzième des Vingt regards sur l’Enfant-Jésus d’Olivier Messiaen accueillent, sur le parvis, l’heureux amateur essoré par le voyage jusque dans ces confins alpins. Après la post-romantique Sonate Op.1 d’Alban Berg, les éclats mordants des Sarcasmes Op.17 de Sergueï Prokofiev, les couleurs du cycle En plein air Sz.81 de Béla Bartók et les rares Variations pour piano qu’Aaron Copland écrivit à trente ans, les solennels aplats du Baiser de l’Enfant-Jésus et la tendresse de l’extase subséquente laissent deviner, par-delà les portes, le recueillement d’une soirée et l’audible filiation lisztienne de la partition.
La seconde partie témoigne d’une même intelligence dans l’appariement d’œuvres que les préjugés ne réuniraient pas d’instinct, esquissant un authentique engagement expressif. Enchaînées sans laisser le répit d’applaudissements pour mieux souligner la continuité du discours, les pièces, toutes postérieures à 1950, dans une sorte de miroir à l’anthologie précédente consacrée à la première moitié du XX siècle, déclinent un kaléidoscope de variations autour de l’ostinato.
Les quatre numéros initiaux de Musica ricercata de György Ligeti ouvrent l’album sur une admirable concentration du jeu, modelant une discrète souplesse dans la pulsation du I, Sostenuto – Misurato – Prestissimo, réservant ainsi une lente et efficace accélération, sans ostentation. Mesto, rigido e ceremoniale (II) prolonge cette tension intérieure et mesurée qui prépare l’éclat de l’Allegro con spirito, telle une ritournelle brillante qui cède à la circularité obstinée du IV, Tempo di valse – Poco vivace « à l’orgue de Barbarie », voilée d’une évanescente profondeur mémorielle, et où le fil conducteur de la présente lecture s’explicite tout à fait. Pour être d’une avant-garde un peu différente, le Klavierstück IX de Karlheinz Stockhausen ne suscite pas de rupture. Le soliste russe réussit le miracle de rendre évidente la structure formelle et la cohérence de l’inspiration d’une page dont la densité répétée des accords et des clusters finit par se distiller en un éther où la douceur feutrée n’est pas loin du mystique, sans avoir besoin de caricaturer la verticalité initiale.
L’attaca avec China Gates de John Adams ignore les rivalités esthétiques et module un perpetuum mobile délicat, dans des transparences habitées qui serpentent autour d’un motif sans cesse changeant, aux confins du saisissable, et renouvellent les explorations du dernier Beethoven dans les trilles – songeons à l’Opus 111. C’est d’ailleurs avec cet enracinement de la contemporanéité dans l’histoire de la musique que se referme le voyage proposé par Daniil Trifonov, moment précieux où l’intellect et la sensualité fusionnent absolument. Comme une péroraison de la démonstration que le récital voulait instruire, la Fantasia on an Ostinato de John Corigliano développe des extrapolations très construites autour du thème de l’Allegretto de la Symphonie en la majeur Op.92 n°7 de Beethoven. Le motif apparaît d’abord comme une ombre rythmique noyée au cœur d’un maelström pianistique qui démultiplie la syntaxe originale dans un fascinant étirement de la sensation du temps. La reconstitution progressive de l’original s’affirme avant tout comme une expérimentation qui renouvèle avec beaucoup d’inspiration les ambitions primitives de la musique répétitive nord-américaine. Sous les doigts du Russe se dévoile le rhizome reliant deux modernités que les rives de l’Atlantique cloisonnent souvent. Après un tel programme, l’appétit du bis en deviendrait presque superfétatoire. Entre génie et imposture, 4’33 de John Cage tourne en dérision le fétichisme de l’instrument face auquel le pianiste prend l’allure d’un héros dostoïevskien.
GC