Chroniques

par bertrand bolognesi

récital Denis Matsuev
Beethoven, Rachmaninov et Tchaïkovski

Théâtre des Champs-Élysées, Paris
- 17 septembre 2018
L'excellent Denis Matsuev joue Beethoven, Rachmaninov et Tchaïkovski à Paris
© matsuev.com

Il y a vingt ans, un jeune Sibérien se distinguait par un premier prix au prestigieux Concours Tchaïkovski de Moscou. Du temps a passé durant lequel cet excellent pianiste n’aura eu de cesse de cultiver son talent, au fil d’une carrière exemplaire. Aujourd’hui quarantenaire, Denis Matsuev retrouve la scène de l’avenue Montaigne pour un récital d’automne, comme l’année dernière [lire notre chronique du 13 septembre 2017], qui, cette fois, s’oriente entre classicisme et postromantisme.

La facétieuse Sonate en ut majeur Op.2 n°3 de Beethoven ouvre la soirée sur le ton idéalement badin de son Allegro con brio. Comment le musicien parvient-il à ménager un si tendre cantabile dans une telle machine de technicité ? Mystère… Encore le caractère impératif du motif arpégé conjugue-t-il une inventivité inouïe de la nuance. Donné sans les reprises, le mouvement se presse bientôt en un flamboiement délicieusement joueur. Une onctueuse sonorité est choisie pour l’Adagio dont frappe la pureté de l’introït. De part et d’autre d’une obstination sculptée, d’abord harpistiquement infléchie, le chant s’élève. L’accompagnement se soumet ensuite à un phrasé des plus subtils et, sans lourdeur, son développement soigne la densité du grave. Sous ces doigts, des basses moelleusement organistiques éclairent d’une ambre ancestrale des grupetti quasi-vocaux. À ces prémices Sturm und Drang par lesquelles, à la fin du siècle, la manière de l’Allemand entrouvre un passage vers le romantisme, succède le Scherzo, engagé dans une souplesse furieusement farceuse. Et la bienheureuse grimpette de l’Allegro assai d’enfin laisser naître la marche, ici placée dans une sorte de hauteur humoristique un rien bonhomme – quelle élégance !

Parmi les compositeurs qu’il joue, s’il en est un que Denis Matsuev affectionne, c’est sans doute Rachmaninov. Ainsi se souvient-on de ses mémorables interprétations du Concerto Op.1 n°1 [lire nos chroniques des 24 novembre 2006 et 12 janvier 2017] et de la Rhapsodie en sur un thème de Paganini Op.43 [lire notre chronique du 13 février 2010], sans se lasser jamais de réécouter le bel album paru en 2007 [lire notre critique du CD]. À partir d’un thème de sonate pour violon de Corelli, Rachmaninov écrivait en 1931 les Variations sur un thème de Corelli Op.42 qui, maintenant, plongent l’auditeur dans une modernité relative, tournée vers une percussivité bien de son temps, l’empreinte nord-américaine qui s’affirmerait pleinement dans l’opus suivant (la fameuse rhapsodie) et une veine improvisatrice ancrée dans la tradition des pianistes-compositeurs russes, tout cela sur un pré-texte éminemment baroque. Une expressivité très personnelle, à la coloration puissante, habite l’interprétation. La pureté toute simple de l’exposition de l’Andante est magnifiée par une admirable liberté de pulsation, décidément baroqueuse, respirée avec sensibilité. La basse fluide de la première variation connaît la petite révolution rythmique, encore localisée, de pizz’ graves charnus. À la régularité dépressive de la suivante succède un Menuet presque jazzy, délicatement éteint par l’Andante. La cinquième variation opère une première articulation dans le recueil, ce qui n’échappe par à Matsuev quand il cisèle drument son caractère belliqueux, plus piquant encore dans la sixième. Invitant le Vivace à la cathédrale, pour ainsi dire, il distille un Adagio misterioso boitillant, sombre et nu, pas glamour du tout. Le retour à l’élégie, chère au compositeur, agit alors comme une bénédiction. La succession de climats se poursuit en un Scherzando méchant à souhait, une variation n°11 brillantissime, enfin l’alternance d’une brève respiration méditative dans le galop dansé de la douzième, dotée d’une excitant relief. Le pianiste amorce progressivement l’Agitato qu’il circonscrit dans un tempo prudent. Nouvelle étape dans le parcours, Intermezzo n’est pas loin de Gershwin (dont la Rhapsody II est strictement contemporaine des Corelli). Entonnée dans une confiance caressante, la passacaille (variation n°14, Andante) donne le jour à une romance délicate dont surprend ce soir la savoureuse diaphanéité. La seizième marque une rupture nette dans la suite ; elle prélude vigoureusement à la dernière phase de l’œuvre où valeureusement Matsuev se lance. La fulgurance de son approche de la dix-huitième, le précipité expressif en apnée, à tombeau ouvert, de la suivante, puis, dans la même logique, l’extraordinaire volée de cloches sur tout le clavier, jusqu’au ré funèbre, laissent pantois. Le voyage s’achève dans l’écho schumanien du thème originel (Coda).

Vers la fin du printemps 1877, Piotr Tchaïkovski s’attelle à Eugène Onéguine ; le poème de Pouchkine l’occupera jusqu’aux première semaines de l’année suivante ; l’ouvrage sera créé en mars 1879 [lire nos chroniques des 16 juin et 6 février 2018, 16 janvier 2016, 17 et 4 janvier 2014, 22 février 2011, 17 septembre 2010, 26 juin 2008, 27 janvier 2007, 7 février 2004 et 11 avril 2003]. Dans ce sillage, il conçoit le Concerto pour violon Op.35 et la Grande Sonate en sol majeur Op.37 qui, avec l’opéra, partagent un lyrisme fervent et, d’un point de vue pragmatique, une multitude d’indications d’expressivité, rigoureusement précises. En consacrant la seconde partie de son récital à cette page, Matsuev revendique un piano symphoniste qui requiert un grand souffle – dès le robuste Moderato, aucun doute : cette qualité-là ne lui fait pas défaut. Richement orchestral, le jeu, ici point trop pesante, cisèle un souvenir de Chopin dans l’aura grandiloquente de l’introduction qui dissimule mal l’éternelle inquiétude de Tchaïkovski. Le brio lisztien contrarié élève une teneur tragique pudiquement esquissée. Avant le retour du chant, le staccato introspectif s’avère on ne peut plus schumanien, dans une couleur plus hivernale encore. En toute fin, la citation du motif héroïque prend un jour dérisoire, après les aléas de cette tourmente. À l’Andante d’enchaîner dans un recueillement extrême. Triste, noir, seul, malgré une timide percée vers l’inaccessible lumière, le cantabile gagne en drame avec l’accelerando que lui impose Matsuev. En déployant des couleurs inattendues, l’insert moderato fleurit dans une verve opératique. Après les variations, le retour du thème surnage une houle désespérante dont savamment le relief est édifié – la Coda est à pleurer. Haletant, l’infernal patinage du Scherzo contredit pour un bref moment ce romantisme exacerbé. Une abrupte virtuosité, comprise comme essence musicale à part entière (conviction lisztienne, au fond), conclut l’Allegro vivace final, effrayant, fou – Denis Matsuev n’y est pas sage du tout, tant mieux ! Fêté par un public enthousiaste et reconnaissant, il offre généreusement cinq bis par lesquels alterner Schumann à la musique russe. Grande soirée, donc, avec un pianiste à retrouver bientôt, en compagnie des Wiener Philharmoniker et de Valery Gergiev, dans le Concerto en sol mineur Op.16 n°2 de Prokofiev (ici-même, le 9 octobre).

BB