Chroniques

par bertrand bolognesi

récital Dmitri Sitkovetski
un bel hommage à Fritz Kreisler

Verbier Festival and Academy / Église
- 31 juillet 2005
le violoniste Dmitri Sitkovetski rend hommage à Fritz Kreisler, Verbier 2005
© j.henry fair

Comme le laissait entendre l’issue du concert d’hier [lire notre chronique de la veille], c’est dans la Vienne idéale et nostalgique, véhiculée par la saveur particulière des pièces de Fritz Kreisler, installé à New York en 1939, que Dmitri Sitkovetski nous emmène.

La fête commence par le Trillo del Diabolo, la Sonate en sol mineur Op.1 n°4 de Tartini, jouée avec la cadence du virtuose viennois. Au piano, Itamar Golan ménage une sonorité extrêmement liée, imposant une couleur d’orgue conçue comme un continuo sur laquelle se pose la pâte généreuse que Sitkovetski va sculpter tout au long du premier mouvement, développant ensuite un jeu éminemment virtuose, jusqu’aux accents quasi tziganes de la fameuse cadence, exécutée avec un brio enlevé.

Nous entendons ensuite plusieurs transcriptions réalisées par Kreisler, dans un récital que Sitkovetski lui-même annonce « old-fashioned ». Menant rondement la Mélodie en ré mineur extraite d’Orphée et Eurydice de Gluck sur laquelle il ne s’appesantit pas, le voilà lancé dans la crémeuse viennoiserie que constitue le Rondino sur un thème de Beethoven. Il set cette page d’un grand confort de la vibration, entretenue dans une élégante égalité, nuançant sans jamais mettre en péril la qualité du son. Initialement conçu pour deux violons, le redoutable Caprice d’Henryk Wieniawski est ici porté au delà de sa seule virtuosité, le violoniste y racontant quelque chose. De même sait-il ne pas rendre musique de salon la Chanson sans paroles Op.23 n°3 de Tchaïkovski (adaptée du piano). Il se joue en maître des difficultés innombrables de la Danse slave en sol mineur n°1 de Dvořák (conçue pour piano à quatre mains, deux pianos, puis orchestre) qu’il colore somptueusement, ménageant au fil des variations – car ce n’est pas une simple transcription – une sensualité débordante. Il est avantageusement secondé en cela par un véritable travail d’orchestrateur qu’articule magnifiquement Itamar Golan au clavier. Enfin, la première partie du récital est ponctuée par une fort expressive Danse hongroise n°17 de Brahms où l’on regrette un usage parfois trop copieux de la pédale.

En 1899, Kreisler fait éditer un recueil de pièces de maîtres italiens baroques dont il tire volontiers matière à ses programmes. Un musicologue prouvera plus tard que toutes les œuvres sont de la main du violoniste, constituant de gentils à la manière de. De là viennent Praeludium e Allegro de Pugnani et les Variations sur un thème de Corelli de… Tartini, parait-il ! Le premier est donné dans une verve étonnante, au second est accordée une grâce inspirée, malgré un piano quelque peu heurté. Quant aux trois Ländler, le compositeur les a toujours avoués : Dmitri Sitkovetski propose un Schön Rosmarin corsé, loin des mignardises convenues, un Liebesleid tendre et charmant, profitant de tout le spectaculaire de Lebesfreud.

Parce qu’il en estime comme la meilleure à ce jour la version gravée par Fritz Kreisler et Sergueï Rachmaninov (disponible chez Vista Vera, avec des pièces de Moritz Moszkowski, Ferenc Liszt, Ignacy Paderewski, etc.), le violoniste ne pouvait donner un récital en hommage à celui qui lui porta chance en 1979 lors du concours viennois qui porte son nom sans jouer la Sonate pour violon et piano en ut mineur Op.45 n°3 de Grieg. Avec une véhémence à peine contrariée par des demi-teintes savantes, l’interprétation de l’Allegro molto ed appassionato replace judicieusement l’œuvre dans l’héritage romantique et son actualité symboliste, grâce à une lecture qu’on ne dira plus expressivemais littéralement expressionniste, tant les contrastes dramatiques en sont ciselés. Comment Itamar Golan mène-t-il le son du Steinway vers un tel moelleux, pour l’Allegretto espressivo ? Après avoir si bien chanté le mouvement central, les musiciens dansent le Prestissimo aux allures de bal villageois.

À cet exceptionnel moment de musique viennent s’ajouter trois bis empruntés à Mendelssohn, Granados… et Kreisler, bien sûr !

BB