Chroniques

par bertrand bolognesi

récital du pianiste Bruce Liu
Bach, Chopin, Kapoustine, Prokofiev et Rameau

Philharmonie, Paris
- 28 novembre 2023
Splendide récital du pianiste Bruce Liu à la Philharmonie de Paris...
© bartek barczyk

Après l’avoir favorablement apprécié cet été dans les deux concerti de Chopin lors du Festival International de Piano, à La Roque d’Anthéron [lire notre chronique du 30 juillet 2023], c’est un grand plaisir de retrouver Bruce Liu dans un programme en solo. La soirée est ouverte par une interprétation très délicate de la Suite française en sol majeur n°5 BWV 816 de Johann Sebastian Bach. L’approche de l’Allemande d’ouverture affirme une souplesse bénie quoique rigoureusement circonscrite, dans une couleur ténue, où les agréments se glissent avec un naturel confondant. Sans heurts, la Courante est toutefois fermement engagée, le pianiste dessinant dès lors une urgence heureuse dont ne s’absente point la nuance. Tout en articulant la méditation de la Sarabande, il se garde bien de l’inviter vers un temps romantique comme le font nombre de ses confrères ; au contraire, c’est du clavecin qu’il semble hériter, mais sans la nécessité de jongler avec le rendu rythmique pour modifier l’impédance : ainsi se trouvent réunis le goût baroque et les avantages de l’instrument moderne, dans un jeu parfaitement éclairé. Après la lumière souriante de la Gavotte, la Bourrée s’emporte plus joyeusement encore, sans jamais rien précipiter pourtant. Grâce à la maîtrise des différentes frappes, judicieusement choisies, la ciselure du Loure charme, tandis que l’apparence de fougue qui conduit la Gigue finit de convaincre.

En 2021, Bruce Liu se signalait à l’attention de tous en emportant le premier prix du Concours international Fryderyk Chopin, à Varsovie. Quelques mois plus tard, il offre ici la redoutable Sonate en si bémol mineur Op.35 n°5 du maître franco-polonais. À un Grave un rien noyé par une pédalisation plutôt copieuse succède le Doppio movimento du premier épisode dont le nerf bondit furieusement. Immédiatement enchaîné dans la résonance, le Scherzo apparaît d’un muscle remarquable qui traverse une expressivité un peu rogue, à l’inverse de la partie médiane (più lento) qui convie une tendresse délicieuse mais jamais anecdotique. Sans lenteur superfétatoire, la Marche s’avance quasiment chorale, dans un legato enveloppant, tandis que le thème centrale s’en détache sans affectation. Enfin, le Presto conclusif ose l’ébouriffage lisztien, avec succès ! La première partie s’achève sur les Variations Op.41 que le compositeur ukrainien Nikolaï Kapoustine (1937-2020) écrivit en 1984. Si voilà l’occasion d’appréhender le jeu du jeune homme dans un style moins serti, il n’en demeure pas moins que cette musique, distillant un jazz périmé dont la seule vertu est de démontrer les qualités acrobatiques du musicien, ne nous parvient guère, avouons-le.

Six pages puisées dans les Pièces de clavecin de Jean-Philippe Rameau accueillent le public au retour de l’entracte. Dans une inflexion soignée qui ne s’encombre pas d’un surcroit de phrasé et préfère gagner le sentiment par une ornementation autant cultivée qu’inventive, Bruce Liu livre des Tendres plaintes qu’on pourrait dire humbles. La prestesse des Cyclopes donne envie d’entendre l’artiste dans les sonates de Scarlatti. Après ces deux mouvements de la Suite en ré (Livres II) surviennent deux autres, issues de la Suite en sol (Livres III) : d’abord les Menuets I et II dans une douceur caressante. Aux Sauvages d’alors faire galoper un relief contrasté, puis à l’incisive Poule, un rien belliqueuse mais jamais bien méchante, de picorer l’ouïe. Le chapitre baroque se termine avec Gavotte et six doubles qui emprunte à la Suite en la (même Livre) ; cette fois, la virtuosité arbore cette discrétion qui nous émeut.

Si le bond dans le temps enjambait un peu plus d’un siècle entre Bach (1724) et Chopin (1839), le présent menu nous en fait avaler plus de deux, passant de Rameau (1728) à Sergueï Prokofiev et à la deuxième de ses trois sonates de guerre, plus précisément la Sonate en si bémol majeur Op.83 n°7 conçue en 1942 et créée par Sviatoslav Richter le 18 janvier 1943, à Moscou. En mariant la robustesse requise par l’œuvre à la subtilité digitale qu’il convoquait dans la musique ancienne, Bruce Liu signe de l’Allegro inquieto une lecture qui souligne la modernité du compositeur ukrainien (Sontsivka, sa ville natale, est au cœur du Sud-Est du territoire). Une sorte de cajolerie au rubato bienvenu caractérise sa version de l’Andante caloroso. À la grâce succède l’envol percussif, via l’infernal Precipitato final, proprement frénétique. Ne se reposant pas sur le triomphe et la fête qui lui est faite, le jeune pianiste offre encore trois bis, allant puiser on ne sait où l’énergie nécessaire. Bravissimo !

BB