Chroniques

par bertrand bolognesi

récital Emmanuelle Swiercz
œuvres de Bach, Beethoven, Chopin, Dutilleux et Rachmaninov

Fondation Dosne-Thiers, Paris
- 17 décembre 2004
la jeune Emmanuelle Swiercz en récital à la Fondation Dosne-Thiers (Paris)
© dr

À la fin de l'été, nous avions le plaisir d'entendre la jeune pianiste Emmanuelle Swiercz lors des concerts des Nouveaux Solistes aux Serres d’Auteuil [lire notre chronique du 3 septembre 2004]. Nous la retrouvons dans la dignité nue d'un salon de la place Saint Georges, dans un programme plutôt diversifié, donné sur un rare Pleyel de 1912 à l'aura particulière. Je le dis souvent (on doit même m'en moquer !) : nous entendons systématiquement le son Steinway, ses avantages et ses inconvénients, ce qui limite l’écoute dans un format qui pourrait bien finir par le faire détester. S'il peut arriver que, pour telle raison liée au répertoire ou au confort de son expression, un interprète exige Bösendorfer ou Fazioli, il est plus rare de rencontrer Steingraeber, Bechstein ou Grotrian. Aussi est-ce véritable aubaine que de pouvoir goûter les délices d'un Pleyel de 1912 ! Sans aller jusqu'à vouloir absolument donner Mozart et Haydn sur pianoforte, l'emploi d'instruments anciens – disons de « pianos historiques » – permet non seulement d'imaginer ce que les compositeurs avaient à leur disposition pour travailler, mais d’offre une rondeur de sonorité plus à même de servir leur musique. Ce Pleyel fait merveille dans les œuvres de Bach et Beethoven avec lesquelles s'ouvre le récital d'Emmanuelle Swiercz, et fait figure d'heureux intermédiaire entre l'habitude que l’oreille garde du piano moderne et l'incomplétude handicapante de l'ancêtre précédemment cité. Aussi arrive-t-on grâce à lui à se faire une idée moins vague de ce que les musiciens du XIXe siècle ont vécu lorsqu'ils passèrent de Zumpe à Érard.

La pianiste introduit ce moment musical par le Prélude et fugue en si majeur BWV 869 tiré du premier livre du wohltemperierte Klavier de Johann Sebastian Bach. Tout au long de l’exécution, elle entretient une pâte sonore égale, à la fois un rien feutrée et suffisamment définie pour discrètement souligner l'écriture polyphonique. On apprécie déjà une articulation sans manière, authentiquement raffinée. C'est ensuite sans heurt que sonne le lourd accord du Grave de la Pathétique achevée par Ludwig van Beethoven en 1799 : Emmanuelle Swiercz a parfaitement dompté l'instrument. On découvre des aspects différents de la partition, comme ces tintements furtivement dramatiques d'aigus plutôt précaires qui soudain prennent tout leur sens. L'interprète porte d'une sensibilité sans afféterie l'Adagio cantabile central, donnant un moelleux tout personnel au motif faussement fugué (mesures 80 à 102) du dernier mouvement.

Dans Fryderyk Chopin, le doux et clair Pleyel est un bonheur qu'on ne saurait décrire, d'autant que l'artiste caresse la méditation du Nocturne en ut # mineur sans s'y arrêter, ne faisant salutairement de sort à rien. L'interprétation de l’Étude en mi bémol majeur Op.10 n°11 s'avère tendre autant qu'alerte, accusant une passagère maladresse en sa fin, tandis que la Ballade en la bémol majeur Op.47 n°3 est mieux maîtrisée. Toutefois, si l'avantage d'une promenade sans la moindre « pleurnicherie » est précieux, la saine franchise du jeu d'Emmanuelle Swiercz fait un peu trop entendre tout. Il ne s'agit pas d'établir une hiérarchie dans la partition, bien sûr, mais certains détails ornementaux doivent le rester.

En revanche, si l'écriture de Sergueï Rachmaninov est héritière de celle de Chopin, cette filiation n'est pas exclusive et entretient des liens évidents avec Tchaïkovski et Brahms. De ce fait, elle est bien souvent trop chargée (je parle toujours uniquement d'écriture et non d'affects) pour un piano ancien. Celui de ce soir se laisse dépasser, entremêlant les différents motifs sans possibilité de relief ; il est insuffisant. La musicienne aura beau développer le jeu magnifiquement orchestral dont elle est capable, ça ne marche pas. Les quatre Études extraites de l'opus 33 ne sont pas un choix judicieux. Sans doute aurait-il été plus inspiré de donner quelques pages tardives et rares de Liszt – Lugubra gondola, Am Grabe Richard Wagner ou encore Wiegenlied, par exemple, toutes très dépouillées. Ce récital prend fin avec Choral et variations de la Sonate d’Henri Dutilleux où Emmanuelle Swiercz révèle un grand art des nuances, et où le piano se comporte étrangement mieux.

BB