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Chroniques
récital Giovanni Bellucci
Liszt transcripteur de Beethoven
Après l’intime poésie du rendez-vous d’hier [lire notre chronique de la veille], c’est à constater le panache du pianiste Giovanni Bellucci que nous convie le festival Les solistes aux serres d’Auteuil. De fait, l’Italien se lance dès l’abord dans une interprétation fougueuse et opulente de la Symphonie en ut mineur Op.67 n°5 de Beethoven transcrite par Ferenc Liszt – notons au passage que l’on pourra entendre l’intégralité de ces transcriptions (mais aussi quelques autres versions de certaines d’entre elles) lors des concerts Week-end de Radio France à l’Auditorium du musée d’Orsay, au printemps prochain.
C’est un départ généreusement musclé que Bellucci accorde aux premières mesures du célèbre Allegro con brio. Comme souvent en pareil cas, entendre cette symphonie au clavier permet de se concentrer sur la forme qui s’analyse alors d’elle-même. Ne cherchant pas à réorchestrer une œuvre écrite d’abord pour l’orchestre et qui se trouve transcrite pour son médium, l’instrumentiste s’ingénie à la rendre au pianisme lisztien, peut-être même à ses mégalomanies, à partir d’un Beethoven « digéré » dans la virtuosité la plus affirmée. Il laisse goûter un Andante au chant profondément élégant, quoique dans une articulation toujours mafflue. L’approche polyphonique est excellente, dans un relief remarquable. L’amorce du troisième mouvement se fait sombre et veloutée, suivie de parfaites oppositions de frappes, avec un imparable sens du contraste et du phrasé. L’on n’a plus l’impression d’un pianiste qui joue avec ses mains, mais d’un chef qui dirige les cordes de son piano (plus encore que ses doigts). Dans l’Allegro final, ici dangereusement furieux, la solitude aux commandes permet une mobilité plus personnelle du tempo que l’effectif symphonique et l’incontournable force d’inertie des grands ensembles autorisent rarement, dans des moments de grâce où les musiciens communient avec leur chef au delà du geste et de la respiration. Giovanni Bellucci en profite sensiblement, soulignant à la manière du beau chevelu de Lehmann (musée Carnavalet) la nudité de certains îlots.
Après ce grand moment, la suite du récital paraît bien terne.
L’un des principes du festival est de proposer, dans un programme d’une heure, une pièce contemporaine, au choix de l’interprète invité. Ce soir, bien que né en 1969, le compositeur de La dolce Italia lorgne benoîtement sur les années 1910 de Milhaud qu’il emboîte d’un jazz poli mâtiné de fiers debussysmes. Les errements « néo-tout-ce-qu-on-voudra » nient le temps que nous avons à vivre, cherchant à l’arrêter tout en bénéficiant perversement de son passage. La contemplation d’une pensée d’un autre âge, d’un art d’autrefois, d’une économie ancienne, ne peut agir avec des contingences qui ne sont plus celles qui engendrèrent cette économie, cet art, cette pensée. Est-ce à dire que notre société, en offrant deux voies de salut esthétique, quitte à se lover dans des délices régressives, se fasse schizophrène ? De ces parfums de cabaret moscovite et de romances mexicaines rompus de soubresauts jazzy, l’on ne ferait de l’artiste qu’un décorateur sonore – artisanat comme un autre, certes, mais artisanat seulement.
Dieu que la Deuxième Rhapsodie hongroise de Liszt paraît d’avant-garde, après cette vieille soupe (ce que, dans sa chronique du Wiener Salonblatt, Hugo Wolf constatait en son temps) ! On regrette cependant que l’interprétation demeure si peu joueuse, accablée de ruptures de tempo semblant plus obligées que choisies. En bis, Bellucci offre la Paraphrase de concert d’après Rigoletto dont il cisèle une introduction diablement cristalline, jusqu’au pianississimo le plus délicat. Un pathos opulent vient ensuite rappeler l’ironie de certaines pages sur l’opéra italien (relire Lettres d’un bachelier). L’on gardera de cette fin d’après-midi sous la verrière le souvenir enthousiaste de la Cinquième.
BB