Chroniques

par nicolas munck

récital Iouri Favorine
œuvres de Boulez, Dufourt, Leroux et Messiaen

La Folle Journée / Cité des congrès, Nantes
- 1er févier 2013
Iouri Favorine joue Boulez, Dufourt, Leroux et Messiaen
© dr

En contrepoint de la conférence de la musicologue Corinne Schneider consacrée au piano moderne en France d’Olivier Messiaen à Michael Levinas, le jeune et brillant pianiste Iouri Favorine livre une belle illustration des problématiques pointées par la conférence, explorant (de manière non chronologique) les musiques de Messiaen, Boulez, Leroux et Dufourt. Située à l’extérieur du bâtiment principal et du tumulte de sa grande halle, la salle Cendrars, dotée d’une centaine de places, semble presque, ne serait-ce que par sa situation géographique très légèrement excentrée, « hors temps », « hors jeu », « hors du propos initial » de cette Folle Journée.

Malgré l’heure un brin tardive (notre montre affiche 22h lorsque nous entrons en salle) et un programme qui pourrait rebuter les mélomanes les plus curieux, d’un bref coup d’œil nous recensons près de quatre-vingt dix personnes parmi lesquelles les pianistes Boris Berezovsky (interprète fidèle de La Folle Journée) et Philippe Cassard. C’est une bonne surprise ! À cette impression d’« hors temps » s’ajoute bientôt une écoute profonde et un silence quasi-complet (en l’espace de quelques jours nous avions oublié que ce fût chose possible). Le traditionnel concert de toux, raclements de gorges, applaudissements entre deux mouvements, qui fait presque partie intégrante du « folklore Folle Journée », laisse place à une concentration bien palpable. À ce sujet, nous ne pouvons nous empêcher d’observer, non sans fascination, notre voisin de rang qui, dans une posture comparable au penseur de Rodin et les yeux clos, semble orienter toute son énergie sensorielle vers la scène – un vrai public d’initiés !

Le programme débute par Le courlis cendré (extrait du Catalogue d’oiseaux) d’Olivier Messiaen. Maîtrisée et jouée par cœur, cette page laisse entrevoir un jeu précis, aiguisé et une rigueur rythmique très appréciable (indispensable) dans Messiaen. Quel contrôle ! Quelles qualités d’attaque et de toucher ! Cette clarté du texte se trouve par ailleurs servie par des couleurs incroyables, des graves fort timbrés et une attention toute particulière portée sur des contrastes dynamiques presque extrêmes. Suspendu aux doigts et aux respirations du pianiste, le public est parfois contraint de « plisser les oreilles » (pour reprendre une expression du compositeur Gérard Pesson) afin d’appréhender toutes les richesses du texte. En complément de ses qualités techniques, Iouri Favorin captive par son investissement et une ferveur toute messianique dans la transmission de ce répertoire.

Ama (2009), la pièce de Philippe Leroux commandée par le concours Long-Thibaud, fait immédiatement suite. Contrairement à de nombreux programmes de récitals entendus durant le festival, sans doute agencés trop rapidement ou en fonction de pièce « déjà dans les doigts » (il faut dire que le planning de certains artistes est tout bonnement marathonien), ce concert en nocturne a le mérite de chercher à mettre en évidences connexions et singularités esthétiques entre les compositeurs programmés. C’est un choix motivé et réfléchi. Ici, le lien ou la filiation Messiaen/Leroux serait sûrement à chercher, au delà de la relation enseignant/enseigné, dans une définition de la virtuosité. D’une foudroyante difficulté, Ama se construit – c’est du moins ce que l’oreille porte à croire –, sur une réduction pianistique de la pièce mixte M (1997), pour deux pianos (auxquels on adjoint deux claviers MIDI déclenchant des séquences de sons stockés) et deux percussions (pièce également orchestrée en 2003 sous le nom de m’M). À l’image de nombreuses pages de Leroux, Ama combine actions sonores typées, gestes, formules et matières sonores, sur fond de continuité.

De nombreux titres issus du catalogue du compositeur corroborent du reste cette idée : De l’épaisseur (1998), De la vitesse (2001), De la texture (2006) ou tout récemment De l’itération (2013). Si, en opposition au reste de son récital, Iouri Favorin, ne réalise pas cette partition de mémoire (il serait malavisé de lui en tenir rigueur), il ne se laisse par pour autant enfermer par la partition. D’autre part, sa technique (qui déjà faisait merveille dans Messiaen) lui permet de conduire et de phraser en permanence, y compris dans les virages dangereux.

Bien que peu jouée dans cette dix-neuvième édition de la Folle Journée [lire notre chronique du jour], la musique de Pierre Boulez trouve parfaitement sa place dans ce programme, avec la Sonate n°1. Une fois encore, de bien belles choses, avec, en prime, le sentiment d’une pièce bien ancrée dans le répertoire de ce jeune pianiste. Le raffinement dans la diversité des attaques, des modes de jeu, la gestion de la phrase (entre conservation de la tension et respiration) rendent actives et visibles les grandes qualités d’écriture de l’œuvre, qualités parfois ternies par un jeu approximatif ou non conscientisé. Il n’en est rien ici, et cette emprise sur le duo tension/respiration tient en haleine. D’ailleurs, le public (toujours aussi exemplaire) ne brise pas le silence et semble respirer cette musique. Fidèle et très sérieuse, cette version indique une compréhension et une fine analyse. Tout est à sa place.

Le récital se referme sur Meeresstille d’Hugues Dufourt (1997).
Titre d’un poème de Goethe mis en musique en 1815 par Franz Schubert, Meeresstille pourrait se traduire par « calme plat », « touffeur accablante ». Sur ce point Hugues Dufourt précise – note de programme rédigée pour la création de l’œuvre (Octobre en Normandie) – qu’il s’agit en fait d’une « accalmie avant la bourraque, d’un climat de torpeur oppressante, d’une fausse sérénité, d’un apaisement factice avant les ténèbres ». Dans Meeresstille, le musicien recherche à faire dialoguer dans un esprit de synthèse l’héritage compositionnel du XXe siècle et les apports des grands interprètes : « sans méconnaître l'apport essentiel du constructivisme et la portée grandiose des édifices volontaristes du XXe siècle, il me paraît opportun d'élaborer aujourd'hui un langage pianistique capable d'intériorité et de synthèse, et apte à tirer parti de cet art du toucher qui s'est si nettement affiné au cours de ce siècle » (même source). La fixité d’un discours harmonique riche contribue à la perception d’un temps musical figé, strié (malgré accentuations et impulsions). Un beau moment de grâce en forme d’« Ô temps suspends ton vol » ! Généreux et investi, Iouri Favorine tire habilement parti de l’acoustique de la petite salle. Dans Meeresstille, le son se fait enveloppant, puissant, mais jamais trop fort ou saturé (non, ce n’est pas un pianiste qui cogne).

Ce récital – à placer sans hésitation dans les meilleurs moments de notre parcours festivalier – séduit tant par la qualité musicale que par l’intelligence, heure et salle contribuant indirectement aux charmes de l’ensemble. C’est un programme honnête, précis, qui donne l’image de ce que l’on est en droit d’attendre d’une manifestation de cette envergure.

NM