Chroniques

par marc develey

récital Ivo Pogorelich
œuvres de Brahms, Liszt, Schumann et Stravinsky

Salle Gaveau, Paris
- 18 mars 2015
Brahms, Liszt, Schumann et Stravinsky par l'excellent Ivo Pogorelich à Gaveau
© bernard martinez

Le piano, dans cette première partie de concert, ne parvient à s’accommoder de la richesse du style que lorsque, loin des fortissimi volcaniques, il se cantonne à des plages méditatives. En effet, Ivo Pogorelich se bat près d’une heure avec un instrument rétif dont il tente de dompter la fatigue, parfois avec succès, mais sans pouvoir éviter d’étranges discordances. Basses sourdes, aigus acides, accord chancelant voire déchu rendent l’audition souvent inconfortable. Quelques splendeurs, pourtant… avant l’apparition du miraculeux accordeur.

De Ferenc Liszt, Après une lecture du Dante (Fantasia quasi Sonata), septième pièce du deuxième volume des Années de pèlerinage (Italie), S.161, déplie ses pentes contrastées dans un ethos orchestral marqué que traversent des mesures délicieuses d’indécision récitative. L’oreille se tend parfois pour conserver la trace de perlés sur le point de se perdre dans l’insistance de crescendos amplifiés par une pédale mafflue, mais le modelage rhétorique ravit et le cœur trouve à s’exalter lentement au fil de cette longue conversation affective entre Enfer et Paradis.

Le poème liminaire de la Fantasie en ut majeur Op.17 de Robert Schumann est délivré avec grande détermination sur une basse arpégée fluide. Sous les doigts de Pogorelich – dont Deutsche Grammophon réédite en coffret les quatorze CD parus entre 1981 et 1995 (DGG 479 4350) –, le chant prend une rare texture de comptine, de celles qu’on se murmure à soi-même, au creux des solitudes. Legatos crémeux et délicieux portés font oublier l’instrument et quelques imprécisions. Ce mouvement « d’une manière fantasque et passionné », selon l’indication du compositeur (Durchaus phantastisch und leidenschaftlich vorzutragen), s’achève sur des mesures déchirantes de délicatesse dans l’au-revoir d’un point d’orgue consommé jusqu’au silence. Presque brutal, l’énergique mouvement central développe une martialité fort printanière qui voit le piano peiner sous des explosions qu’il ne peut accueillir, puis l’œuvre se replie, tour à tour plaintive et élégiaque, et referme son troisième temps nocturne et exalté sur des mesures aux saveurs d'orgue et de choral. En début de seconde partie, le piano retrouve son accord et une partie de son équilibre. Ce sont alors des éblouissements…

Vive et sautillante, la Danse russe des Trois mouvements de Petrouchka d’Igor Stravinsky s’affirme dans des crescendos subtils et affirmés, tandis que Dans la chambre de Petrouchka s’émeut, sur un chant léger, de quelques pluies debussystes et de trilles célestes comme tissés de silence. Vigoureusement percussif, l’allegro affairé de La semaine grasse laisse entendre, magistraux et enthousiasmants, ses déclamations, ses moirés et ses danses, ses carillons d’églises et ses polyphonies orchestrales, dans une folle réserve de son. On voyage, assurément.

Que dire enfin des Variations sur un thème de Paganini Op.35 de Johannes Brahms ? De bout en bout nous y jubilons. Comme si nous n’avions jamais entendu cette œuvre, pourtant célébrissime au point d’en paraître rebattue. Comme si lui était enfin offert le jeu qu’elle mérite, fût-ce sur un instrument dont Stravinsky avait commencé à désemparer l’accord. Dans une fête sans cesse renouvelée s’épanouissent ici la diversité des styles, la mobilité émotionnelle rigoureusement contenue dans l’unité de chaque variation, une maîtrise si merveilleuse du son qu’elle ne se montre plus, qu’elle se goûte dans les perlés et les trilles, la précision de l’accentuation, le miel des élégies et la griserie, parfois, de certains élans. Nous entendons de la chanson dans ce Brahms-là. Et, de part en part, reconnaissants, infiniment de musique.

MD