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Chroniques
récital Jean-Paul Gasparian
une heure avec Rachmaninov
En cette période de crise sanitaire qui n’autorise pas aux salles de concert l’accueil du public, artistes et mélomanes ne se peuvent rencontrer que par l’aide de la technologie – avec le dessinateur Frédéric Deligne, interrogeons-nous quant au risque de contamination dans les transports en commun : tant que quelque musicien n’y vient pas jouer, le vilain virus et ses innombrables variants n’y circulent aucunement (!...). Ainsi retrouvons-nous aujourd’hui, grâce à RecitHall et Facebook Live, le jeune pianiste Jean-Paul Gasparian, dont nous évoquions récemment la gravure Chopin [lire notre chronique du CD], qui, à l’auditorium du Musée Guimet, offre un voyage dans la production de Sergueï Rachmaninov entre 1893 et 1931, ouvert par le poignant Prélude en si mineur Op.32 n°10 de 1910.
Ce qui d’emblée surprend ici, c’est la sonorité extrêmement claire de ce Lento douloureux, et l’absence de cette dureté entendue parfois sous les doigts du musicien [lire notre chronique du 15 janvier 2016]. Outre un choix interprétatif certain, cette qualité, qui sert merveilleusement la rigueur générale du morceau comme la fougue qui le vient rehausser, résulte de l’équilibre remarquable de l’instrument mis à disposition par le Musée Guimet, un superbe Steingraeber & Söhne qui possède une personnalité bien à lui. Après ce drame miniature, un Andante cantabile élégiaque et inspiré : Jean-Paul Gasparian joue le Prélude en ré majeur Op.23 n°4 (1901/1903) dans une délicatesse précieuse quoique jamais maniérée qui en porte généreusement le chant vers un lyrisme bientôt endiablé. Pour moelleux qu’il soit, le son de l’élégant médium bayreuthien préserve toujours une nitescence heureuse, ce qui induit d’ailleurs une pédalisation souverainement maîtrisée.
Le plat de résistance du menu consiste en la Sonate en si bémol mineur Op.36 n°2 (1913/1931) dont la déflagration liminaire, impérative et puissante, plonge sans ambages dans l’Allegro agitato où le pianiste se révèle tour à tour flamboyant et peut-être romanesque, si l’on peut oser adjectif tant imprécis s’agissant de l’âpreté de ton de l’œuvre. Dans si redoutable mouvement encore la rudesse évoquée plus haut gagne-t-elle un jeu qu’elle ternit à peine. Une extrême mélancolie caractérise l’épisode médian, à laquelle l’interprète jamais ne déroge, y compris dans les rares moments de lumière. Au retour du recitativo, la virtuosité pianistique la plus orchestrale de Rachmaninov envahit la scène via l’éblouissant Allegro molto dont l’incroyable élan emphatique manque cependant de la santé nécessaire pour aller jusqu’au final.
Qu’à cela ne tienne, l’abord des Moments musicaux Op.16 (1893), pages d’un compositeur d’à peine vingt ans, renoue avec la grande tenue des premiers pas du récital. Si les sixième et quatrième convainquent un peu moins (Maestoso en ut majeur et Presto en mi mineur), on goûte l’ineffable fluidité de l’Adagio sostenuto (n°5 en ré bémol majeur), l’urgence fiévreuse de l’Allegretto, galop infernal remarquablement nuancé (n°2 en mi bémol mineur), la robuste inquiétude d’un Andante cantabile auquel nul ne saurait résister (n°3 en si mineur), quand le Moment musical si bémol mineur Op.16 n°1, méditatif Andantino qui promène l’auditeur dans son errance infinie, brille à la faveur d’un registre grave si discret qu’il contredit sainement les habitudes brahmsiennes prises avec lui : de cette œuvre une autre trempe se fait dès lors entendre, plus proche de Chopin et même de Debussy que de Liszt. Gasparian en signe une lecture fort gracieuse.
Rien de tel que Chopin, du reste, pour profiter de l‘excellent Steingraeber ! Tout naturellement, le pianiste livre encore deux bis : la douce Mazurka en ut mineur Op.30 n°1 qui vient caresser l’oreille, puis l’altière Polonaise en la bémol majeur Op.53 n°6 dont, loin de toute lourdeur, il relève hardiment la ciselure. On attend avec impatience l’heure où il sera permis de remiser la salutaire prothèse technologique et d’enfin retourner en salle écouter Jean-Paul Gasparian en vrai.
BB