Chroniques

par david verdier

récital Joyce DiDonato
Dmitri Sinkovsky dirige Il Complesso Barocco

Les Grandes Voix / Théâtre des Champs-Élysées, Paris
- 8 février 2013

Joyce DiDonato a décidé de surprendre là où on ne l'attendait pas, en contournant le miroir aux alouettes d'une virtuosité trop marketing pour s'intéresser aux états d'âmes de ces reines baroques en proie aux tourments de l'âme. Il Complesso Barocco est un parfait partenaire de voyage dans ce périple sur des flots intérieurs tantôt alanguis ou agités. À l'occasion de cette tournée européenne, Alan Curtis cède la direction de l'ensemble au premier violon Dmitri Sinkovsky, redoutable archet et pendant spectaculaire du mezzo-soprano américain dans sa robe incarnat. D'elle ou lui, on ne sait au juste qui dirige la soirée ; une chose est sûre : le spectacle est de haute volée et le plaisir contagieux.

Extrait de l’Orontea d’Antonio Cesti, Intorno all’idol mio étonne par la relative sagesse de ses rinceaux virtuoses, limités à une courte partie centrale un peu plus animée. La pièce permet à la voix de se déplier prudemment jusqu'à l'onctuosité de la note tenue finale. Le lamento d'Ottavia, extrait de L’Incoronazione di Poppea de Monteverdi, montre une Joyce DiDonato tentant de déchirer ce qui la déchire. On aimerait par moments plus de liberté dans le jeu d'actrice, mais le format du récital accompagné s'accommode mal de l'expression tragique rencontrée sur une scène de théâtre. « Disprezzata » également, cette Irène qui ne trouve pas le courage de se donner la mort après sa répudiation. Cet extrait de Merope de Giacomelli (Sposa son disprezzata) est magnifié par la droiture et la dignité d'un vibrato creusant le tourment intérieur jusque dans le registre grave.

Les concerti pour violon de Vivaldi ne brillent ni par leur subtilité, ni par leur retenue. À travers l'exubérance qu’y projette Sinkovsky l’on sent le plaisir non dissimulé qu'il tire à tripler les tempi pour en expulser l'élément virtuose le plus fantasque et le plus étincelant. Ce passage (dé)concertant est une fête pour les yeux et lance le premier véritable air pyrotechnique de la soirée : Da torbida procella de la Berenice d'Orlandini. Les ornements feulés s'enchaînent et se multiplient par le simple fait de leur proximité. Les archets battuto trépignent un accompagnement rageur, sans doute davantage encore que le personnage en réaction épidermique à la nouvelle du refus de Néron.

La seconde partie s'ouvre sur le personnage de Cléopâtre, reflété dans le double miroir de Johann Adolf Hasse et Georg Friedrich Händel. Chez le premier, Joyce DiDonato n'hésite pas à froisser ses mélismes pour les jeter furieusement à la face de Marc Antoine (Morte, col fiero aspetto, de Antonio e Cleopatra). L'abattage est parfait et sans arrière pensées qui viendraient adoucir ce portrait au vitriol. Avec Händel (Giulio Cesare in Egitto), on retrouve les célèbres sortilèges de Piangerò la sorte mia. Ce mélange de déploration et de haine est chanté avec une pureté de la ligne qui ne parvient pas à faire oublier le souvenir de sa rivale Cecilia Bartoli, moins aboutie techniquement mais au firmament de la sensualité expressive [lire notre chronique du 23 août 2012].

Succédant aux pics virtuoses de la passacaille de Radamisto (la contrebasse !), c'est au rythme de sicilienne de prendre possession du plateau avec l'air d'Iphigénie (Ifigenia in Aulide) de Giovanni Porta, suivi d'une musique de ballet de l'Armide de Gluck. La relance très ornée du violon solo dans Madre diletta, abbracciami invite l'aigu aérien de la voix à se déployer brillamment. Dans Brilla nell'alma d'Alessandro (Händel), le mélodrame est bien présent, quitte à reléguer la prouesse flamboyante à de longues tenues trillées mais sans la complexité des trépidants changements de registres qui font se lever la salle comme un seul homme. Le public attend les bis, il interpelle la star de la soirée qui répond avec facétie à ce débat entre partisans de « rapide » et de « lent ». Avec une facilité déconcertante, elle enchaîne pas moins de cinq bis, dont le fort beau Lasciami piangere du Fredegunda de Reinhard Keiser ainsi qu'un deuxième extrait – véhément celui-ci – de la Berenice d'Orlandini. La focale de l'aigu se raccourcit sensiblement dans la reprise de Brilla nell'alma, mais qui se plaindrait vraiment de ces ornements adamantins ?

DV