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Chroniques
récital Konstantin Lapshin
œuvres de Chopin, Debussy, Rachmaninov et Scriabine
Vous ne le connaissez pas ? Rien d’étonnant, puisqu’il donne cet après-midi son premier récital parisien. Il est russe, s’appelle Konstantin Lapshin (nom que les règles de translitération françaises inviteraient à orthographier Constantine Lapchine afin de respecter une prononciation approchante de l’original), a étudié au conservatoire Tchaïkovski de Moscou puis au Royal College of Music de Londres où il enseigne aujourd’hui. Entre temps, il s’est hautement distingué en emportant une quinzaine de prix à des concours prestigieux et en se produisant en tant que soliste, en concerto comme en récital.
Pour cette première rencontre, le pianiste propose un programme particulièrement cohérent : il est ouvert par Chopin dont se prolonge d’autres manières la facture avec Debussy, se poursuit avec Scriabine, contemporain du Français et digne héritier, même si c’est parfois a contrario, des maîtres russes dont les miniatures inspirèrent Claude. Enfin, Rachmaninov, réconciliant à sa façon modernité et tradition.
Après une attaque décidée, déterminée, du premier motif, aussitôt remis en question par un fin travail de la dynamique, la Polonaise-Fantaisie en la bémol majeur Op.61 s’assouplit en une rêverie altière qui jamais ne s’alanguit. Avec bonheur Konstantin Lapshin « ouvre la tête », élevant un chant un rien fougueux qui cependant jamais ne s’emporte, un chant qu’il a garde de ne point trop éclairer. La maîtrise – non seulement technique (qui va de soi) mais encore des humeurs changeantes de cette œuvre – est sans encombre, croisant les eaux d’une ferme précision de poète plutôt que l’exactitude tatillonne des musiciens. Tendre, comme sans le vouloir, la Mazurka en fa mineur Op.68 n°4 impose une fluidité admirablement méandreuse. Ici, pas d’usage superfétatoire de la pédalisation ; la justesse des frappes, soigneusement choisies, est exemplaire. Et si la lecture de la Mazurka en ut majeur Op.67 n°3 semble un peu aride, la santé initiale de la Mazurka en la mineur Op.67 n°4 laisse poindre peu à peu sa mélancolie discrète.
Trois Préludes et deux Études de Debussy s’enchaînent après des applaudissements enthousiastes, sans que l’artiste quitte la scène, en toute simplicité. Bien qu’en sertissant l’articulation, il invente à Ondine une emphase plus généreuse, jamais débraillée, toutefois, née d’une sonorité secrète dont surprend l’aigu onctueux, aux perlés parfaitement réalisés. D’abord volontaires, les Pas dans la neige hésitent, retenus, comme fatigués : rien d’éthéré dans cette vision de la pièce, mais au contraire une matérialité palpable de l’effort, de la neige, de la résistance et jusqu’au poids des vêtements et des souliers, peut-être – pictural, assurément. Prudent avec la dynamique, Lapshin livre de très progressifs Feux d’artifice, qu’on sait si redoutables… d’un événement non-dit l’excitation est bien au rendez-vous, la jubilation, non dépourvue de cette inquiétude étrange des jours d’exception, des soirs à surprise. L’interprète paraît improviser ces pages, les inventer sous nos yeux : une telle aisance est rare. À la grâce de Pour les agréments succède Pour les degrés chromatiques dans une savante lumière et un relief délicat au sourire à peine insolent, joueur en diable, qui pourrait rappeler un je-ne-sais-quoi de ce ton qui sied à quelque miniature moussorgskienne.
Sensualité et rigueur se conjuguent adroitement dans l’Étude en en fa # majeur Op.42 n°4 de Scriabine ; sans alourdir le phrasé, le pianiste cisèle ce bijou dans un seul grand mouvement enlevé, par-delà toute notion de mètre, de pulsation, de tempo, de geste même. Quelle élégance ! Une houle dramatique fort inspirée conclut ensuite le grand élan de l’Étude en ut # mineur Op.42 n°5. On sait désormais Konstantin Lapshin doté d’une respiration large et brave, d’une tête bien faite, d’un « cœur » (comme l’eut dit la critique d’autrefois) dûment accroché à cette tête – bravo !
L’interprétation des Variations sur un thème de Corelli Op.42 vient confirmer cette impression. Dans un calme nu où l’inflexion se fait dolente, l’Andante initial s’expose. La pâte laisse pressentir des richesses encore contenues. Et soudain, l’intrigue d’une brisure rythmique, la fine ciselure d’un aigu incisif, les grotesques d’une danse d’un autre âge, puis la relance de l’exposition, alors lyrique. L’Allegro (variation V) est dru : aucune « sensiblerie » dans ce Rachmaninov-là, mais bien au contraire une vigueur robuste qu’on apprécie beaucoup. Tour à tour piquant, en volée de cloches, en semi-dislocation des souvenirs, méditation au grand souffle, voire un peu ivre, ce parcours suggère paysage funèbre (IX) et mariage des caractères (ceux des II et XI sonnent dans la XII) jusqu’à un faux final. La chanson un peu lasse de l’Intermezzo introduit un doux retour, diversement modulé, que Lapshin caresse pour en mieux laisser poindre la romance furtive (XV) dans une contrariété obstinée ; la conclusion de ce passage bénéficie d’une grâce indicible dans son aparté ornemental. Toujours la variation XVI surprend : ici, le chant s’invite dans la scansion, avant que sur des saccades infernales bondisse la virtuosité de l’interprète (XVII), furieusement brillant (de XVIII à XX). Un fort beau moment !
BB