Recherche
Chroniques
récital Leif Ove Andsnes
Le jeune pianiste norvégien que l’on put entendre dernièrement avec Ian Bostridge au Théâtre des Champs-Élysées dans Winterreise présente à Lyon un programme d’une élégante cohérence, s’ouvrant et se refermant sur l’œuvre de Frédéric Chopin. C’est par la Polonaise-Fantaisie en la bémol majeur Op.61 que la soirée commence. Leif Ove Andsnes ne heurte aucune attaque, conjugue sur un Steinway des déclinaisons sonores insoupçonnées. Il équilibre savamment et relativise parfaitement les indications de la partition en intégrant le souvenir d’un type d’instrument pour lequel le compositeur écrivit en son temps. Si l’art du détail est déjà proche de Debussy, la sonorité reste attachée à Schubert et flirte fort intelligemment avec le pianoforte ou le petit piano du second quart du XIXe siècle. On pourrait par moment croire entendre un Érard, un Brodmann tardif ou un Bösendorfer des premiers jours.
L’on écoute ensuite cinq pièces extraites des copieux cahiers de Pièces Lyriques d’Edvard Grieg. Le climat mêle Schumann à Debussy, sans emphase ou recherche d’effet, seulement concentré dans une délicatesse du son et intériorisant les intentions de l’auteur. Avec Le Ruisseau, on se demande si le clavecin n’est pas de retour, et une certaine idée descriptive du thème et des ornements n’est pas sans rappeler, aussi étrange que cela paraîtra peut-être, la musique de Rameau. Le pianiste contraste magistralement ses forte dans la Marche des Trolls. Enfin, il prépare à Debussy par la Sonnerie de cloches qui annonce également le Carillon qu’écrira plus tard Enesco. Là, une fois de plus, le travail de jeu sur les sonorités est stupéfiant, précis, choisi et articulé avec soin. Notons un crescendo puis decrescendo strictement progressifs, bien dans le clavier. On pourra prolonger ce récital par l’écoute du CD qu’Andsnes vient de graver (EMI), entièrement consacré à Grieg [lire notre critique du CD].
Les Études n°10 et n°11 extraites du Deuxième livre sont ensuite jouées dans une aura encore romantique. On pourra dire de cette interprétation qu’elle s’avère délicate et tendre, extrêmement lyrique dans la manière de nuancer, sans trop de mobilité de tempo. La première partie du concert se suspend sur L’Isle joyeuse qui fait croire à un changement d’instrument ! C’est fort souplement fidèle, laissant remarquer un final accelerando époustouflant. La salle ne s’y trompe pas, et Leif Ove Andsnes est rappelé quatre fois en une fin de partie.
On le retrouve dans une pièce d’une quinzaine de minutes écrite par le compositeur japonais Akira Miyoshi. L’œuvre s’appelle En Vers et utilise assez systématiquement des procédés chers à Scriabine et une stylistique qu’on jurerait héritée d’Olivier Messiaen. Andsnes y déploie une impressionnante palette expressive et la défend avec engagement et ferveur. Ce pianiste n’a jamais hésité à intégrer la musique d’aujourd’hui à ses programmes de récital, osant parfois des cocktails plus risqués que ce soir (par exemple en faisant se succéder Haydn, Kurtág et Scarlatti à Toulouse, il y a quelques années).
Enfin, il prend congé avec la Sonate en si mineur Op.58 n°3 de Chopin, donnée dans une atmosphère presque sèche, en tout cas fort pudique. Rien ici de l’enveloppante rondeur de la pièce de la première partie. Le jeu est d’une grande clarté, rappelant tout ce que l’on entendit ce soir – Rameau chez Grieg, Schumann chez Debussy, avec peut-être un rien de Moussorgski. Pas de sentimentalisme, rien de kitch : les amateurs de fleurs fanées n’ont qu’à sortir. La lecture est directe, sans se trouver parasitée par quelque projection ou vapeur que ce soit, livrant sobrement la partition, le compositeur, le piano, et point-à-la-ligne. Dans le deuxième mouvement, les passages plus dramatiques sont traités comme une vieille habitude de tragique dont on ne se serait pas défait mais qui n’a pas plus d’importance qu’un tic persistant, de même que la vélocité vertigineuse de la fin, pianississimo, qui évolue tout en douceur sans trop attirer l’attention sur elle. Avec le Largo, Leif Ove Andsnes distille une couleur délicatement expressive tout en se gardant bien de l’ombre d’une complaisance. Le mouvement apparaît comme une prière concentrée, sans excès de gravité ni de sérieux. L’on s’en doute : le Finale invite à courir, presque sans spectacle. Disons-le franchement : il n’y a rien à revoir dans cette version de la Troisième Sonate.
Sans se faire prier, avec simplicité et partage, le pianiste revient pour quatre bis qui, par Chopin, Strauss, Grieg et Scriabine, prolongent le voyage musical.
BB