Chroniques

par marc develey

récital Lucas Debargue
Ferenc Liszt et Nikolaï Medtner

Théâtre des Champs-Élysées, Paris
- 2 avril 2017
Le pianiste Lucas Debargue joue Ferenc Liszt et Nikolaï Medtner
© joel saget

C’est en inversant le programme annoncé que Lucas Debargue frappe, pianissimo, les deux sol liminaires de la Sonate en si mineur S.178 de Ferenc Liszt. Quelque chose d’une grosse bête mauvaise habite la partition dans un son crémeux, un peu acide, attentif aux résonances. D’emblée, nous sommes conviés à une exploration très articulée et infiniment riche, polyphonique et comme diachronique, des territoires de l’œuvre. Le jeu, initialement fort tendu, semble se laisser épisodiquement déborder par la frénésie fortissimo des doubles croches, mais dans une dynamique explorée avec largesse et une pédalisation parcimonieuse. Précédé d’une nappe de murmures subtilement paranoïaques, le thème Grandioso va robuste en son énonciation, pour faire place aux phrasés d’une élégie tour à tour debussyste et chopinienne. Le rubato est assumé, massif, délicieux d’inventions émotionnelles.

Le tempo frise parfois une forme de démence hystérique dans un son d’une impériosité régalienne et sauvage, là-même où, quelques portées plus tôt, sonnaient, délicats, les perlés les plus ajustés et le symbolisme le plus murmuré. Gammes descendantes marcato hargneuses, soupirs retenus, retours de thème coruscant, développements mezzo forte comme harassés : tant de propositions inouïes que les notations nous manquent. Il y a là quelque chose d’un esprit noir du jazz comme nourri de Prokofiev, dans une liberté de jeu qui ne ferait grâce d’aucune concession aux intentions de la partition. Lisztien, véritablement.

Viennent alors, omineux, trois accords una corda... puis, rubato fluide, l’apaisement lyrique du Quasi adagio assoit sa rhétorique dans les résonances. Ce Liszt-là laisse entendre Ravel. La cathédrale crescendo de la reprise en mineur, tre corde, du thème grandioso entraîne dans les fortissimi au fil d’une réserve qui semble incapable de s’épuiser. En un son plein et massif, les aigus si difficiles du Steinway sont – maîtrise rare – étonnamment mis à contribution. Ici, tout est clamé, chanté, fredonné, sans plus aucune trace de tension. Et plus encore qu’auparavant, l’ensemble des pupitres s’emplit de voix diverses, accueillies toutes avec une générosité féroce, pour être rendues enfin à la paix liquide d’après les colères.

À la suite des mélismes chromatiques descendants, le fugato, pris résolument energico, installe son lyrisme en un mezzo forte très articulé, souple et accentué sarcastico selon les indications de la partition. L’instrument peine à restituer la polyphonie que l’artiste nous semble rechercher et se trouve souvent impuissant à porter la hargne du jeu au niveau de la proposition qui lui est faite. L’excès porte le son du côté, énorme, de l’au delà des conventions : l’oreille polychrone croit y retrouver quelque chose de Rachmaninov dans les vastitudes et la très moussorgskienne cabane de Baba Yaga. De délicatesses en explosions, les contrastes s’enchaînent jusqu’aux mesures finales quasi-symbolistes, berceuse méditative dans l’énigme des arpèges et des accords étranges, cloches énigmatiques sonnant vers l’extinction comme en une cathédrale désertée. Éblouissant.

Dans la Sonate en fa mineur Op.5 n°1 de Nikolaï Medtner, Lucas Debargue se montre plus mesuré : il n’a pas à déployer là une rhétorique paradoxale de l’excès serré dans la capsule d’une forme si classique qu’elle se reflète en elle-même. L’Allegro initial voit le thème clairement affirmé, dans une résolution allant vers le doute. Le chant est toujours clair, dans le soutien d’une main gauche parfois robuste. Quelques martèlements de cloches, mafflus mais dans l’esprit de la partition, poussent le Steinway vers ses limites. Nous pouvons avoir l’impression de parfois nous perdre, mais la présence est impérieuse et le son éminemment lisible dans les déliés émotionnels. Le mouvement suivant – un intermezzo à nouveau allegro – délivre l’amble acide de sa mélodie sur une basse ostinato de respiration d’animal alangui. Portés dynamiques dans la résonance, notes piquées sforzando et silences déterminés enchantent. Attacca, le Largo divoto confirme ce sens achevé du chant, en un son rond, d’une affirmation parfois crépusculaire, voire prophétique. L’Allegro risoluto, enfin, donne à entendre ses échos lyriques sur un fond harmonique orchestral. Impétueux fugato, accentuations très marquées dans le dialogue d’une main droite liquide et d’une main gauche percussive mènent alors à une coda quasi-orgasmique.

Des deux bis que généreusement Lucas Debargue accorde pour conclure ce dimanche matin de Jeanine Roze, nous retiendrons cette Gnossienne n°1 d’Erik Satie, proprement inhumaine d’étrangeté, peinte, dans les pianissimi, de résonances sereines legato et traversée d’un immense et poignant decrescendo. Le silence en lequel cette pièce s’installe passe la possibilité de nos applaudissements, et nous requiert encore.

MD