Chroniques

par bertrand bolognesi

récital Lucas et Arthur Jussen
Wolfgang Amadeus Mozart, Franz Schubert et Igor Stravinsky

Théâtre des Champs-Élysées, Paris
- 5 mars 2023
Superbe "Sacre du printemps" pas Lucas et Arthur Jussen à Paris !
© dr

Pour leur premier récital parisien en duo, les frères Jussen donnent un programme d’un seul tenant (sans entracte) qui réunit des œuvres de Wolfgang Amadeus Mozart, de Franz Schubert et d’Igor Stravinsky. Trois âges de la musique, donc, dans ce parcours inégal dont, paradoxalement, on sort enchanté.

Le temps classique, pour commencer, avec la Sonate pour deux pianos en ré majeur K.448 de Mozart, dont ils articulent l’Allegro con spirito avec une cordialité réjouissante bien qu’un peu simple. Gentiment phrasé, l’Andante accuse moins de fraîcheur, mais l’interprétation n’invite pas encore directement l’expressivité elle-même, lui préférant sa technicisation systématique – gageons que l’audace d’une expressivité mozartienne surviendra dans quelques années. De fait, c’est exclusivement à la virtuosité et à son effet que sacrifient nos jeunes gens dans un Allegro molto copieusement marqué qui ne marque guère les esprits. Il n’en va pas de même de Lebensstürme D.947 de Schubert, page à quatre mains par laquelle le temps romantique s’infiltre dans ce rendez-vous de la série Concerts du dimanche matin que propose Jeanine Roze. Une musicalité plus soutenue s’y affirme, affinant adroitement le clair-obscur schubertien qu’une approche moins robuste favorisait peut-être mieux encore. Le chant s’en élève dans une lumière soigneusement obombrée qui promet beaucoup.

Au début de cette semaine, Lucas, l’aîné des deux pianistes, fêtait son trentième anniversaire. C’est lui que nous venons d’apprécier dans la partie bassa du précédent opus au programme. Fils de la flûtiste Christianne van Gelder et du percussionniste Paul Jussen, Lucas et Arthur, son cadet de trois ans, tous deux élèves de Maria João Pires – entre autres grands pédagogues – jouent en public depuis plus d’une quinzaine d’années déjà [lire notre chronique du 9 août 2011]. Ils abordent maintenant la modernité, dirons-nous pour parler vite, avec la version pour deux pianos du célèbre ballet de Stravinsky, Le sacre du printemps, créé ici-même le 19 mai 1913 sous la direction de Pierre Monteux et dans une chorégraphie de Nijinski. Cent dix ans après le fameux scandale des Ballets russes au Théâtre des Champs-Élysées qui n’avait alors que quelques semaines, nous retrouvons ce chef-d’œuvre.

Avec lui, le ravissement, absolu !
Car assurément, ces jeunes musiciens ont une affinité avec l’œuvre qu’ils servent avec un raffinement confondant qui fait autorité. Sur le grand crocodile de gauche, Lucas ouvre le rite, au basson, prenant son temps, et déjà l’écoute oublie le presque passe-tout-grain du début du récital. Coloré, inventif mais encore habité d’une profondeur et d’une puissance qui ne se résume pas dans l’efficience percussive – même les célèbres accords répétés ne mordent pas autant qu’on eut pu le craindre sous si vigoureuses pattes –, leur Sacre se révèle organique, dessinant bientôt les ombres de la danse. Ainsi le public peut-il entrevoir ce que vécut la génération des élèves de Messiaen, dans l’immédiat après-guerre, qui n’abordait l’œuvre que par la lecture de la partition, si ce n’était le jeu ou/et l’écoute des versions pour deux pianos ou pour pianos à quatre mains. Lucas et Arthur Jussen lui font mesurer ô combien ce put être possible. L’intensité dans laquelle s’avance le Cortège du Sage laisse pantois, de même que l’acharnement fascinant de la Danse de la Terre. Oscillant merveilleusement, l’introduction du Sacrifice cultive ici une douceur ineffable qui nimbe de mystère ce début de seconde partie. Encore la Glorification de l’Élue gagne-t-elle un élan fort inspiré, quand la Danse sacrale, impérative, s’avère proprement échevelée.

Après une brève adresse à l’assistance, nombreuse et enthousiaste, un bis est offert pour la remercier de son accueil chaleureux : la transcription par György Kurtág du choral Zeit ist die allerbeste Zeit BWV 106 de Bach, caressant d’une élévation autre et renouvelée le choc de ce Sacre. Merci !

BB